Nous présentons ici une étude historique de Fabio Morin, doctorant à l’École Pratique des Hautes Études, à Paris, où il rédige, sous la direction de Patrick Cabanel, une thèse sur Le positionnement du pentecôtisme au sein du protestantisme français, 1930-1975.
Ses recherches l’on amené à constater l’existence de liens importants entre le pentecôtisme alors naissant en France et plusieurs personnalités du monde protestant d’alors. C’était, entre autres, le cas du philosophe Jacques Ellul (1912-1994). Un temps séduit par le marxisme, ce dernier s’était converti très tôt au protestantisme en 1930. Professeur à la faculté de droit de Bordeaux, membre du Conseil national de l’Église réformée de France, résistant, théologien, son analyse critique de notre société industrielle et technique lui a valu une renommée internationale.
Jean-Yves Carluer
Quelques indices sur le regard favorable que portait Jacques Ellul sur la vie charismatique et les manifestations de l’Esprit le jour de la Pentecôte se retrouvent dans le livre d’entretiens du philosophe avec Madeleine Garrigou-Lagrange, intitulé A Temps et à Contretemps1. Ce livre a été rédigé quelque temps avant qu’il n’établisse de nouveaux liens fraternels avec des pasteurs des Assemblées de Dieu dans la région bordelaise. Son regard particulier sur sa propre Église [réformée], dont il avait reçu délégation pastorale, est assez explicite notamment dans le chapitre 6, intitulé « L’Église et l’Esprit ». A la question : « Vous n’en avez pas moins la conviction que nous vivons une époque particulière, un aujourd’hui dont Dieu s’est absenté. Pourquoi ? », Jacques Ellul répond de la manière suivante :
« Il y a d’abord mon expérience de l’Église réformée qui devait être une Église charismatique, une Église traditionnellement souple. Et voilà que tout effort pour lui redonner un élan et surtout pour engager une action dans la société tombe à plat, ceci pour des raisons institutionnelles. J’emploie ici une formule un peu dure. Lorsque nous voyons agir Jésus ou le Saint-Esprit, énormément de choses se font à partir de très peu : voyez la multiplication des pains. Dans l’Église, nous constatons exactement le contraire : nous mettons en mouvement des hommes excellents, nous faisons des efforts gigantesques qui aboutissent à presque rien. (…) J’ai souvent regardé ce qui se passe au Conseil national. On y travaille entre gens remarquables. Or des jours et des jours passent qui n’aboutissent à rien. Ce n’est pas du tout l’équivalent de la Pentecôte. »
La journaliste poursuit son questionnement sur son Église : « Maintenant que votre projet sur l’Église réformée a échoué, qu’attendez-vous de cette Église ? La réponse serait ici trop longue, mais Jacques Ellul exprime désormais un certain détachement en ce début des années 1980 : « C’est une Église où j’ai des amis, où j’aime me retrouver, prêcher, recevoir la prédication et communier. J’y reste. Mais je suis d’une Église locale, d’une paroisse, bien plus que membre de l’Église réformée nationale. »
Autre document essentiel, le titre de l’article publié par George Stotts, auteur de la thèse Le pentecôtisme au pays de Voltaire, sur le site des archives historiques des Assemblées de Dieu des États-Unis est pour le moins surprenant : 2
« Le théologien français Jacques Ellul a-t-il exprimé son intérêt à devenir pentecôtiste ? »
Selon le Dr. George R. Stotts, éducateur et missionnaire aux Assemblées de Dieu de longue date, le théologien réformé français Jacques Ellul (1912-1994) s’est enquis de devenir membre des Assemblées de Dieu françaises dans les années 1930-1940. Quand Ellul avait 17 ans, il a fait l’expérience de ce qu’il croyait être la présence de Dieu. L’expérience était écrasante et inoubliable. Cette graine de foi ne s’est cependant pas développée et l’homme est devenu ensuite un marxiste convaincu, tout en étudiant à l’université. En 1932, cependant, il s’est converti au Christ et la trajectoire de sa vie a changé. Il a pris ses distances avec le marxisme et a fini par devenir un «écrivain polémiste, professeur de droit, puis professeur d’histoire de 1944 à 1980, membre du conseil national de l’Église réformée pendant plusieurs années, titulaire d’une délégation pastorale permanente de l’Église réformée de France3». Dans les premières années d’Ellul, quand il s’est enquis apparemment de son adhésion aux Assemblées de Dieu françaises, il a clarifié ses vues théologiques. Plus tard, Ellul adopta diverses positions théologiques qui auraient été contraires à la plupart des Églises évangéliques ou pentecôtistes, théologiquement conservatrices.
Ce qui suit est la transcription d’une lettre de G. Stotts, qu’il a déposée au Flower Pentecostal Heritage Center, relatant ses relations avec Jacques Ellul :
« Le soussigné (George Stotts) connaissait très bien le professeur Ellul. Nous habitions dans la ville voisine où nous résidions, ma femme et moi. Plusieurs déclarations semblent préparer ce désir manifesté vers une dimension spirituelle plus vivante dans sa propre Église (NDRL : dans les années 1980). L’École biblique des Assemblées de Dieu françaises, située à Léognan, a invité le Dr Ellul comme conférencier invité, ce qu’il a accepté avec plaisir. J’ai assisté à un service dans son Église réformée française, ainsi qu’à une étude biblique sur le livre de Romains qu’il y avait apportée.
C’est lors de ma dernière visite chez lui (Jacques Ellul) avec le frère Bachke qu’il nous a raconté une partie intéressante de son passé religieux. C’était, soit à la fin des années 1930, soit au début des années 1940, lorsqu’il s’est adressé à la direction des Assemblées de Dieu françaises. Le but de démarche était de demander la possibilité pour lui de devenir membre de ce mouvement. Son intérêt pour le pentecôtisme reposait sur ce qu’il estimait faire défaut às l’Église réformée de France, qui était devenue, selon lui, en grande partie froide et statique. Après une discussion assez longue sur son intérêt à faire partie des assemblées françaises, il a demandé aux responsables de discuter de son désir de rattachement, puis de le recontacter. Malheureusement, la délégation des Assemblées françaises n’a jamais donné suite. Le commentaire qu’il fit au professeur Bachke et à moi-même était le suivant : « Je pense que les frères ou le Mouvement ne voulaient de moi à cause de mon éducation. Peut-être qu’ils ne savaient pas comment me gérer».
Le professeur Bachke et moi-même avons été très surpris d’entendre ses commentaires sur son désir de quitter l’Église réformée de France et de faire partie des Assemblées de Dieu françaises. Après lui avoir dit « au revoir », nous avons conclu qu’il avait probablement raison dans son évaluation. Son éducation et sa place dans les cercles intellectuels et universitaires français apparaissaient trop marquées pour les Assemblées de Dieu françaises.
Il a enseigné pendant plusieurs décennies à l’Université de Bordeaux (…)
On ne peut que conjecturer ce qui aurait pu être un autre chapitre de l’histoire du mouvement pentecôtiste français si la délégation des pasteurs français des Assemblées de Dieu avait invité Jacques Ellul à faire partie du mouvement ».
NB de Fabio Morin :
Un autre élément assez étonnant est l’intérêt de plusieurs pionniers des Assemblées de Dieu pour les écrits de Jacques Ellul. Ces ouvrages se retrouvent bien souvent dans les bibliothèques de plusieurs pasteurs pionniers bien connus (Moïse Lormier, Samuel Guilhot, Claude Tenneronni, Robert Menpiot…). Sa pensée a certainement imprégné plusieurs de ces ténors du pentecôtisme et fait mûrir en eux le désir d’une structure suffisamment souple pour continuer à se développer sereinement. Plusieurs d’entre eux ont témoigné à diverses reprises qu’ils s’échangeaient ses ouvrages et en discutaient entre amis, notamment au cours des années 1960, 1970 (notamment Samuel Guilhot et plusieurs de ses collègues).
1 ELLUL Jacques, A temps et à contretemps, Éditions Le Centurion, 1981, p.87.
2 https://ifphc.wordpress.com/ ; The Flower Pentecostal Heritage Center, situé dans les locaux du siège national des Assemblées de Dieu aux USA, est le plus important dépôt d’archives pentecôtistes au monde. D’après une lettre transmise par George R. Stotts aux archives des Assemblées de Dieu des Etats-Unis en décembre 2010.
3 Informations complétées par Fabio Morin, notamment à travers la notice biographique d’Olivier Abel sous la direction de Pierre Gisel, « Jacques Ellul » in Dictionnaire du protestantisme, 1995, Éditions P.U.F., p. 439.