1871 : le premier projet de voiture biblique de foire…
Dans la série des « voiture bibliques d’évangélisation » qui apparaissent au début de la IIIe République, voici maintenant le modèle léger. Nous avons déjà parlé, et nous reparlerons, du lourd modèle articulé confié par la Société Neuchâteloise au colporteur Frédéric Pointet pour traverser la France à la recherche des anciens internés de l’Armée Bourbaki.
Au même moment, au printemps 1871, apparaît en France un autre projet, sensiblement différent, quoique destiné à toujours mieux distribuer Bibles et Évangiles : un petit stand mobile sur roue destiné à la vente sur les marchés.
Le colportage de Bibles dans les foires n’est pas né avec la IIIe République. C’est un moyen particulièrement efficace pour diffuser des livres. Au lieu d’aller de fermes en fermes dans la neige ou la boue, la lourde sacoche au côté, il suffit de s’installer, d’attendre les promeneurs, de leur parler, et de témoigner. Avec un peu de chance, un petit attroupement se forme, offrant l’occasion d’une prise de parole. Oui mais, justement, pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, la législation interdit formellement la vente d’ouvrages sur les marchés. Depuis des siècles, les pouvoirs politiques ont voulu contrôler la diffusion des imprimés par un carcan administratif rigoureux qui en réserve le monopole à des libraires contrôlés et patentés. C’est seulement en de rares périodes de liberté, généralement associés à des épisodes révolutionnaires que le carcan se desserre. Mais hélas, d’autres soucis ne tardent pas à l’emporter…
Malgré les interdictions, parfois, quelques colporteurs astucieux arrivent à s’introduire sur les marchés. En Bretagne par exemple, selon les traditions locales, ils se transforment en chanteurs traditionnels. En d’autres lieux, profitant d’un relâchement de la surveillance locale, ils prennent leur quartier dans un coin du foirail. Dès le milieu du Second Empire, quelques téméraires s’essayent à une telle distribution qui devient localement possible[1]. Un des colporteurs de la Société Biblique Britannique écrit ainsi en 1857 :
« Je choisis de préférence les marchés comme terrain de travail. On ne peut m’y accuser de me tenir trop longtemps au même endroit, devant ma petite table couverte de livres. J’ouvre une Bible et je me mets à en lire des chapitres entiers aux hommes et aux femmes qui m’entourent. D’abord pleins d’étonnement devant une façon si nouvelle de parler, ils passent d’une grande curiosité à un vif intérêt, et bientôt beaucoup d’entre eux sont persuadés d’acheter les Écritures[2]« .
La proclamation de la République qui suit de peu la chute de Napoléon III, le 4 septembre 1870, ouvre un espace de liberté. Le flou administratif qui suit laisse la place à une interprétation libérale du droit d’expression, du moins si les autorités locales l’acceptent. Il y aura un net retour en arrière de 1872 à 1876, mais le processus de liberté de diffusion est en marche.
Du coup, les protestants réfléchissent au meilleur moyen d’être présents sur les foires et marchés, sans forcément s’y installer à demeure, en gardant une mobilité bienvenue pour s’adapter à l’intérêt des auditeurs.
Dès l’hiver 1871, le journal l’Église libre, dirigé par le pasteur Léon Pillatte, imagine, sous la signature de « J.T. », une voiture biblique qui se réduit à un stand mobile sous forme de charrette à bras. Peut-être s’est-il inspiré des modèles anglais du Crystal Palace Bible Stand:
« Il faudrait un étalage convenablement établi sur deux ou quatre petites roues légères, de sorte qu’un homme put facilement le conduire d’un lieu à l’autre, pour se rendre successivement, soit dans les divers quartiers d’une grande ville, soit dans les diverses villes d’un même département. L’étalage devrait être assez grand pour y exposer une bonne provision de Bibles, de Nouveaux testaments et de traités populaires« [3]…
La description de l’engin devient précise :
« Sur le devant et aux deux côtés devraient être placés, à une certaine hauteur, des passages des Saintes Écritures, bien choisis et sous forme de traités placards, collés sur carton. Les commandements et la prière du Seigneur devraient en particulier s’y trouver. Ces passages, mis sous les yeux des assistants, deviendraient… un moyen naturel et facile d’engager des entretiens religieux« …
Avantage décisif, la “voiture légère”, est, en elle-même, un vecteur passif d’évangélisation : “par le seul fait de la présence de cet étalage ambulant”. Par son faible coût, elle peut être multipliée sur tout le territoire : “chaque ouvrier s’occuperait spécialement et d’une manière continue d’une contrée ou d’un département”. Et l’auteur, enthousiaste, d’affirmer pour on ne sait quelle raison que “cette manière d’évangéliser aurait le grand avantage de n’exiger ni un savoir, ni des talents particuliers : la connaissance de la Parole de Dieu, la piété et l’amour des âmes seraient les conditions essentielles et même suffisantes”. En résumé, grâce à la voiture légère, et avec “moins de cent ouvriers […] on embraserait toute la France”.
On sent bien tout ce que le projet a d’utopique. La voiture à bras, équipée de ses panneaux, devient vite trop lourde pour un homme. Passe encore de la déplacer pour rejoindre les différentes places d’une cité, mais de là à la faire voyager à l’échelle d’un département ! Comme les esquisses de Léonard de Vinci, il lui manque le moteur… De plus, sa seule véritable innovation, celle d’être un intéressant support visuel, ne saurait suppléer une éventuelle inefficacité orale de “l’accompagnateur”.
La voiturette biblique de marché suscita un certain intérêt chez les lecteurs de l’Église Libre. Quelques mois après la parution de l’article, le pasteur Rolland, de Sainte-Opportune, transmit au journal la candidature d’un colporteur en recherche de financement pour un tel modèle[4]. Mais l’on ne sait si cet appel a été entendu.
Quelques voitures à bras ont été construites. La Mission Évangélique Bretonne en avait une vers 1875. A Lourdes, également, en 1883. l’évangéliste Sinel, utilisa “sa jolie petite voiture (don de quelques amis) le jour d’un grand pèlerinage venu de Belgique[5]”. Il vendit en cette occasion 162 évangiles. Mais, comme son rapport signale qu’il est arrivé “dedans” et non “devant”, il faut supposer qu’il s’agissait d’un modèle à traction animale, sensiblement plus lourd que le projet de 1871. Il faudra attendre encore un peu pour que la technique fasse les progrès nécessaires…
[1] Pour l’évolution du régime du Second Empire, voir A. Encrevé, Protestants français au milieu du XIXe siècle, Paris et Genève.
[2] BFBS, Annual report, 1858, p. XXVIII
[3] L’Église libre, 10 mars 1871. Article signé « J.T. ».
[4] L’Église libre, 5 avril 1872. Sainte-Opportune, en Beaumont-le-Roger, dans l’Eure, est un des postes pionniers du prosélytisme protestant au XIXe siècle.
[5] Société Évangélique de Genève, Rapport, 1884, p. 60.