Réveils et rationalisme dans les flottes britanniques et françaises

Réveils et rationalisme dans les flottes britanniques et françaises au tournant du XIXe siècle.

     Les conséquences de la bataille navale de la Chesapeake le 5 septembre 1781, première victoire navale gagnée par la France sur l’Angleterre depuis longtemps, sont décidément essentielles pour l’histoire. D’abord, bien sûr, parce que le succès de l’amiral De Grasse permet l’indépendance des États-unis d’Amérique, mais aussi à cause d’autres effets assez inattendus…

    Incroyance française…

     Du côté de la France, le poids des dettes accumulées pour mettre à flot la plus puissante escadre de son histoire a définitivement déstabilisé les finances du royaume, étranglé par des emprunts qui déclenchent la crise financière à l’origine de la Révolution. De fil en aiguille, on en arrive ainsi à la Première République, synonyme d’un temps de déchristianisation officielle et radicale. Dans la Marine, qui n’est plus « Royale », les officiers nobles d’Ancien Régime qui ont émigré en masse, sont remplacés par d’autres, ouvertement voltairiens et non-pratiquants. Même si Bonaparte a rétabli une religion d’État en 1801, et instauré des aumôniers, les vaisseaux de la nation sont conduits pendant au moins un demi-siècle par des anticléricaux assumés. Le professeur Yves Le Gallo a décrit avec truculence dans sa thèse sur Brest et l’officier de Marine, leur état spirituel pendant le premier XIXe : « à la fin de l’Empire, écrit-il, les élèves de l’École spéciale de la Marine sont tous d’abominables mécréants« . L’aumônier de l’École navale présente sa démission à son évêque le 23 mai 1813 : « Sept mois de soins, de patience et de peine n’ont pu déterminer un seul élève à s’approcher des sacrements[1]« . En 1843 encore, un de ses successeurs notait : » les nouveaux venus sont si mauvais que je ne suis pas surpris du résultat[2]… » A Toulon, Cherbourg ou Rochefort, la situation religieuse n’est guère meilleure.

 Et Réveil dans la Navy…

     Du côté britannique l’évolution est diamétralement opposée. Depuis les dernières années du XVIIIe siècle, le Réveil spirituel initié par John Wesley, à l’origine du méthodisme, s’est répandu progressivement dans toutes les couches de la société. Il atteint finalement la Navy au moment des trois décennies et demi de guerre, de 1780 à 1815. On sait que le Réveil Wesleyen est à l’origine du courant protestant évangélique qui insiste sur l’importance d’une conversion individuelle suivie d’un vie de piété engagée. Le bouleversement religieux qui se produit durant cette époque dans la Marine britannique a suscité l’intérêt de plusieurs historiens contemporains, en particulier Richard Blake[3].

    La défaite anglaise de la Chesapeake est ressentie en Grande-Bretagne comme les prémices d’une menace existentielle pour la nation. Seul un sursaut moral et spirituel dans la Navy, ultime rempart de l’Angleterre, peut sauver la situation. A cette considération s’ajoute la sollicitude de différents bienfaiteurs protestants qui veulent à la fois sauver les âmes des marins et mettre un terme aux abus qu’ils subissent sur les vaisseaux.

    Pour Richard Blake, le Réveil naval britannique se déroule en trois ou quatre étapes.

 Les « Blue lights« 

      – Dans un premier temps, lors des décennies 1780 et 1790, on mit à l’oeuvre des réformes diverses sous la direction de Charles Middleton[4], contrôleur de la Navy, du vice-amiral Richard Kemperfeld et de James Ramsey, chirurgien puis aumônier. Ces trois personnalités sont des évangéliques convaincus, qui partagent le combat de Wilberforce pour l’abolition de l’esclavage. ils veulent « moraliser » la flotte, par la contrainte s’il le faut, ce qui est l’aspect le plus contestable de leur action. Ils exaltent la tâche spirituelle des commandants de navires, chargés d’y établir piété, prière et vertu, en liaison avec des aumôniers sobres et consacrés à leur ministère. C’est un programme que Richard Blake résume par l’expression « blue light attitude« , et qui séduit nombre d’officiers.

    Parallèlement, diverses sociétés religieuses, qui viennent de se créer, mettent à leur disposition tracts, Bibles et livres de prière. Ce sont la Society for Promoting Christian Knowledge (SPCK), la Naval and Military Bible Society ou la Religious Tract Society. Les registres de la SPCK, par exemple, font état d’une hausse considérable de la demande de Bibles et de livres de prières par les chefs d’unités dans les années 1790. William Bedford, commandant du Royal Sovereign en 1798, informa la SPCK que la littérature reçue y avait produit « un changement bienvenu dans les esprits et les actions ». En 1810, un total de plus de 60.000 Bibles avait déjà été distribuée aux matelots et officiers.

John James Gambier (source Wikipedia)

John James Gambier (source Wikipedia)

  – Dans un deuxième temps, pourtant, il devint de plus en plus évident que le modèle de bonne conduite proposé par de nombreux tracts et prêché par les aumôniers était a peu près impossible à réaliser en dehors d’une conversion et d’une foi personnelles. Mais, à défaut, nombre de commandants essayèrent de l’imposer par une stricte discipline à bord, en particulier par certains, proches des milieux évangéliques, comme le captain James Gambier[5] et les amiraux James Saumarez[6] et Adam Duncan[7].

    – Il faut attendre la troisième phase, celle du début des années 1800, pour que se manifeste réellement un « Réveil » naval. Les pieux officiers supérieurs anglicans-évangéliques sont de plus en plus élevés en grade et en nombre, et comptent dans leurs rangs de nouveaux amiraux comme Jahleel Brenton, James Hillyar ou Francis Austen. Un débat s’ouvre d’ailleurs pour savoir si ces personnalités peuvent mener de front une carrière militaire et un rôle religieux. Cela faillit coûter cher à James (« preaching Jemmy« ) Gambier, qui dut se justifier en cour martiale d’une accusation de mollesse lors de la bataille de la rade des Basques devant l’Île d’Aix[8]. Un jeune midship qui avait été remarqué lors de la première bataille de Copenhague décida de quitter la Navy après sa conversion pour devenir pasteur. Ailleurs, un lieutenant s’engagea également dans le ministère. Ils s’appelaient George Charles Smith et Richard Marks. Ils devinrent plus tard  les « apôtres des gens de mer ». Nous en reparlerons.

 Et les « Psalm singers« 

La Bataille navale d'Aix en 1809. Source Wikipedia

La Bataille navale d’Aix en 1809. Source Wikipedia

     L’événement essentiel de cette période se passe dans les entreponts des vaisseaux britanniques. La Navy avait recruté, souvent de force, plus de 160.000 marins parmi les populations côtières. Nombre d’entre eux étaient des méthodistes engagés. Ils décidèrent de se réunir chaque fois que possible pour s’encourager mutuellement, lire la Bible, prier et chanter ensemble des cantiques. A la fin du conflit, des groupes de « Psalm singers » (chanteurs de psaumes), comme on les appelaient, se réunissaient sur plus de 80 vaisseaux, gagnant à la Foi beaucoup d’autres matelots. Les officiers furent souvent méfiants devant des initiatives aussi spontanées, peu habituelles dans la Marine, d’autant que les grades y étaient mélangés. Mais beaucoup, spécialement parmi les commandants « Blue lights » encouragèrent le mouvement. On retrouve des réunions de prière semblables en France, dans les camps de marins britanniques prisonniers, que ce soit à Verdun, Calais ou ailleurs. George Charles Smith, témoin engagé de ces événements pouvait conclure : « l’aurore de la religion se leva, avec sa simplicité, sa splendeur et son pouvoir primitifs, au sein de nos populations maritimes et militaires… »   

    Nous étudierons bientôt comment le « Réveil maritime » britannique eut progressivement un impact sur les populations de « gens de mers » français.

    Jean-Yves Carluer


[1] Yves Le Gallo, Études sur la Marine et l’officier de Marine. Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, T.1, p. 104.

[2] Idem, p. 111.

[3] Richard Blake, Evangelicals in the Royal Navy, 1775-1815: Blue Lights and Psalm-Singers, Woodbridge, Boydell and Brewer, 2008.

 

[4] Charles Middleton, Baron Barham (1726-1813), premier lord de l’Amirauté en 1795. Fervent abolitionniste, c’est lui qui aurait engagé Lord Wilberforce dans son combat pour la cause des esclaves noirs.

[5] John James Gambier (1756-1833), neveu de Charles Middleton, futur amiral et lord, a laissé son nom à l’archipel des Gambier en Polynésie française.

[6] James Saumarez (1757-1836), originaire de Guernesey, amiral, baron, vainqueur à Algesiras, commandant de la flotte de la Baltique.

[7] Adam Duncan, amiral, lord, vainqueur à Camperdown.

[8] Cette bataille (11 avril 1809), dite aussi « affaire des brûlots », devant Fouras, coûte 5 bâtiments à la France sans aucune perte du côté anglais. La plupart des vaisseaux français ont pu rentrer dans la Charente, où ils sont désormais bloqués. Une des conséquences de l’affaire est l’abandon des travaux de Fort Boyard, devenu inutile.

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