L’épopée de la voiture Pointet (3)

Problèmes financiers et… théologiques (!)

     Nous abordons ici quelques-unes des difficultés rencontrées par la grande voiture biblique qui a été le vecteur le plus efficace de distribution de littérature biblique protestante en France à la fin du XIXe siècle.

    Nous l’avons dit : l’entreprise coûte cher. ll est difficile d’en estimer le coût réel, même avec les archives dont nous disposons.

Les époux Pointet, par exemple, sont à ce point désintéressés qu’ils prennent directement en charge diverses dépenses qui ne figurent pas dans les budgets officiels. Il faut aussi tenir compte des imprimés distribués gratuitement, dont les provenances sont fort diverses, et qui sont usuellement donnés à l’oeuvre, sans indication des coûts de revient. Il faut donc séparer les dépenses de fonctionnement de la voiture et de ses agents de celles afférentes à la littérature offerte ou vendue.

    Nous estimons, à la vue des chiffres communiqués par la Société Neuchâteloise pour l’Évangélisation de la France, que le budget nécessaire est de l’ordre de plusieurs milliers de Francs-or par an, rien que pour l’entretien de la voiture, de son attelage, et des colporteurs. On peut avancer un ordre d’idée de 5000 Francs, variant selon les années et les parcours. Cette somme équivaut aux salaires de 4 ou 5 colporteurs « classiques ».

 Un lourd budget

Le dépôt d'Édimbourg de la Société Biblique d'Écosse

Le dépôt d’Édimbourg de la Société Biblique d’Écosse

     Pour financer cette effort, la Société Neuchâteloise a du réaliser un montage financier international particulièrement complexe. Jusqu’en 1880, Frédéric Godet et ses assistants gèrent directement la voiture, avec un apport non négligeable de sociétés amies : La Société biblique auxiliaire du canton de Vaud y participe pour une somme qui oscille selon les années autour de 1000 Francs. La subvention de l’oeuvre de Lausanne est restée acquise jusqu’à la fin à la voiture Pointet ( 1350 F en 1886, par exemple). L’effort financier le plus important est fourni par le Crystal Palace Bible Stand, de Londres. Cette société a offert l’équipement initial et continue à fournir l’essentiel de la subvention. Elle draine également des soutiens individuels qui apparaissent dans les rapports. En 1875 figure, par exemple, une « allocation par M. Greene » de près de 1000 Francs. Diverses sociétés interviennent en plus en confiant de la littérature de distribution à la voiture Pointet pour des milliers de Francs. C’est la cas, entre autres, de la Société Évangélique de Genève, et, surtout de la Société Biblique d’Écosse.

    Ces sociétés dépendent elles-mêmes de leurs propres donateurs. Ces derniers sont motivés par les rapports périodiques des oeuvres, mais aussi par les comptes rendus qui paraissent régulièrement dans la presse protestante. De plus, de temps en temps, les colporteurs reviennent en Suisse pour des tournées de financement : le rapport de la Société Neuchâteloise (SNEF) relate en 1880 « un séjour que viennent de faire en Suisse nos amis Pointet et qui a servi à raviver puissamment l’intérêt pour l’Oeuvre[1]… »

 La crise de 1880

     Ce montage financier est, par essence, assez fragile. Il réussit néanmoins à résister à l’usure d’un quart de siècle entre 1871 et 1896 et à surmonter diverses crises. La plus redoutable est celle qui intervient en 1879-1880, et qui cumule toutes les difficultés possibles. C’est miracle si l’oeuvre réussit à perdurer.

    La première difficulté est financière : la Société Neuchâteloise, qui s’est engagée dans d’autres projets, comme l’établissement d’un pasteur à Gap, dans les Hautes-Alpes, a de plus en plus de mal à financer ses engagements.

    La deuxième difficulté est d’ordre théologique et éthique. C’est une des plus redoutables, car elle a divisé les donateurs eux-mêmes au sujet du repos dominical, sacré comme on le sait pour les Britanniques. Car, en France, il y avait des occasions bien tentantes de colporter le dimanche : de nombreux marchés dominicaux, des expositions, des foires exceptionnelles… Doit-on laisser un emplacement vide, alors que ce sont les jours de plus grande affluence ? Pour les protestants français, la vente de Bibles (qui ne saurait être une activité profane) est légitime dans ces cas-là… C’est ce que font la plupart des sociétés évangéliques françaises ou suisses, mais elles se gardent bien de l’écrire dans leurs rapport pour ne pas froisser outre-Manche. Mais Frédéric Pointet fournit des rapport précis et doit rendre compte à des comités internationaux. En 1879, la présence de la voiture sur les grandes foires du Nord de la France entraîne une rupture entre les soutiens britanniques et suisses. Le journal L’Évangéliste en rend compte de façon élégante : La question du repos du dimanche a dernièrement préoccupé et divisé les partisans de cette œuvre. Les milliers de campagnards qui se trouvent le dimanche seulement, à l’occasion des foires et des « vogues », dans le rayon de la voiture biblique, doivent-ils être privés de la possibilité d’acquérir le Nouveau Testament ? La Société Biblique nationale d’Écosse a dit oui, et a retiré sa subvention annuelle de 3000 francs. Le Comité d’évangélisation de Neuchâtel a répondu non et a supporté la perte. L’oeuvre continue donc occasionnellement le dimanche [2].

 Problèmes politiques…

     La troisième difficulté est administrative, et concerne la législation du colportage en France. Depuis quelques années, les « vrais républicains » sont au pouvoir en France. Les protestants sont même majoritaires au sein du gouvernement Waddington (février-décembre 1879). La Chambre des députés commence à voter des lois de teneur anticléricale, sur les congrégations catholiques, par exemple. William Waddington est remplacé en 1880 par Charles de Freycinet, un autre Réformé. On aurait pu penser que ce gouvernement, qui prépare les grandes lois de laïcisation, aurait ouvert un plus grand espace pour les libertés d’expression et de diffusion. C’est effectivement le cas pour la grande loi du 17 juin 1880 sur le colportage qui met fin à l’autorisation préfectorale préalable et à l’estampille. Mais voila : la rédaction de l’article premier frappe de plein fouet l’oeuvre de la Société de Neuchâtel :  » Quiconque voudra exercer la profession de colporteur ou de distributeur sur la voie publique ou tout autre lieu public ou privé, de livres, écrits, brochures, journaux, dessins, gravures, lithographies et photographies, sera tenu d’en faire la déclaration à la Préfecture du département où il a son domicile et de justifier qu’il est français et qu’il n’a pas encouru une condamnation pouvant entraîner privation de ses droits civils et politiques ». Le colportage est certes libre, mais réservé aux Français, bel exemple de collision entre les grands principes de liberté et l’établissement d’une préférence nationale !

    De Neuchâtel, Frédéric Godet écrit  : »Nous avons reçu la nouvelle qu’une loi promulguée le 17 juin de cette année n’autorise plus à colporter en France que les citoyens français. Se trouvera-t-il un moyen de mettre d’accord la continuation de l’oeuvre avec cette législation nouvelle ? La chose paraît, sinon complètement impossible, du moins très difficile[3]« .

    Le comité, on le voit, garde quelque espoir, mais, dans l’immédiat, il rapatrie Frédéric Pointet, qui s’engage pour quelques mois dans l’évangélisation des cantons catholiques du Jura suisse. Pendant ce temps, Frédéric Godet fait porter l’affaire au plus haut niveau diplomatique. Au mois de décembre le journal méthodiste français l’Évangéliste peut annoncer à la fois le problème et sa solution : « La voiture de M. Pointet a dû rentrer en Suisse, parce que la nouvelle loi sur le colportage, si  libérale à d’autres égards, interdit le colportage de livres aux non-Français. L’union Jurassienne affirme que cette interdiction va être levée. Les Suisses se sont plaints, et à la suite de réclamation adressée au gouvernement français par monsieur Kern, ministre de Suisse à Paris, il a été décidé que les colporteurs suisses seront autorisés à continuer leurs opérations[4] » » . L’année suivante, le rapport de la Société Neuchâteloise donne quelques détails sur l’accord conclu : « Nous sommes donc doublement heureux d’apprendre que, grâce à la haute intervention de M. le Président de la Confédération et de M. Le Ministre suisse à Paris, qui firent valoir en faveur de M. Pointet les termes d’un traité précédemment conclu entre la France et la Suisse, et assurant aux ressortissants des deux pays le même traitement, l’interdiction dont paraissait frappée l’oeuvre de notre ami a fini par être levée[5]« .

     Une solution fut également trouvée pour résoudre le souci financier :  « le comité anglais du Bible-Stand, qui depuis des années fournissait la voiture de portions du Nouveau Testament à distribuer gratuitement et nous allouait une somme pour son entretien, se montrait disposé à se charger dorénavant de tous les frais de la voiture ; et M. et Mme  Pointet, qui ne pouvaient supporter la pensée de la voir rentrer en repos aussi longtemps qu’il leur restait à eux-mêmes quelques forces… se déclarèrent disposés à continuer l’oeuvre. Ainsi a pu être conclu un arrangement en vertu duquel M. Pointet continuera sous la direction du Bible-Stand la direction de la voiture, le comité de Neuchâtel lui confiant les chevaux et la portion du matériel qui lui appartient, et se faisant une joie de lui faire parvenir encore à l’avenir tout ce qui sera remis pour cette oeuvre. Nous croyons savoir que nos amis de Lausanne, qui nous ont si efficacement aidés jusqu’ici, continueront leur concours au comité du Bible-Stand d’une manière aussi généreuse et désintéressée[6]« .

 La voiture Pointet pouvait poursuivre son périple sur les routes de France !

 Jean-Yves Carluer


[1] Société Neuchâteloise, Rapport de 1880, p. 19.

[2] L’Évangéliste, 23 juin 1879, p. 379.

[3] Idem, p. 19

[4] L’Evangéliste, 10 décembre 1880.

[5] Société Neuchâteloise, Rapport de 1881, p. 4

[6] Idem, 1880, p. 5.

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