Le Réveil de la Tamise : l’invention du pavillon Béthel (2)

     L’homme clé du « Réveil de la Tamise » est un cordonnier, comme l’était William Carey ou le « Père Martin » du célèbre conte de Ruben Saillens. Comme eux, c’était un chrétien « ordinaire » appelé à vivre des choses extraordinaires. Notre cordonnier s’appelait Zébédée Rogers et habitait près de l’avant port de Londres, sur les rives de la Tamise, à Rotherhithe.

     Rotherhithe accueillait dans ses docks les produits de base nécessaires à la grande agglomération, en particulier le charbon des bassins houillers du Northumberland. En 1814, des centaines d’embarcations déversent leur noire cargaison destinée à chauffer et éclairer Londres. Nous sommes encore au tout début du XIXe siècle, les locomotives viennent tout juste d’être inventées, et il n’est pas encore question d’aventurer en mer un navire à vapeur. Des voiliers de charge, les bricks charbonniers, longent la côte de la mer du Nord depuis la Tyne pour approvisionner la capitale anglaise. Les équipages ont la réputation d’être très sérieux. A Rotherhithe, leurs centaines de mâts forment une véritable forêt navale.

 Les réunions

      Le cordonnier Zébédée Rogers est un prédicateur laïc, rattaché à la chapelle méthodiste du lieu, située Silver street. Un soir, il remarque, lors d’une réunion, un homme qui vient de se convertir, bouleversé par la prédication. Il s’approche, ils sympathisent. Laissons-le raconter la suite de ce 22 juin 1814, date de naissance du mouvement Béthel :

Réunion religieuse à bord d'un navire. Magazine "The Pilot", février 1835. Matelots et mousses sont assis de chaque côté de la table.

Réunion religieuse à bord d’un navire. Magazine « The Pilot », février 1835. Matelots et mousses sont assis de chaque côté de la table.

   « J’appris que c’était le capitaine Simpson, du brick Friendship. Bientôt, nous devînmes très proches, et je l’invitais à la réunion d’édification. Il revint ensuite au rivage et m’invita à monter à bord lors du prochain voyage. Je lui demandai s’il pensait que ses hommes accepteraient de venir dans sa cabine pour que je prie avec eux. Le capitaine répondit : allez donc leur demander ! […] Ils vinrent tous. J’ouvris la Bible, priais avec eux, et le capitaine fit de même. Nous avons eu encore une autre réunion de prière cette fois-là, et, au voyage suivant, une autre encore. Le Brick Hammond était amarré non loin. Son capitaine m’invita à son bord pour une réunion. Et cela a continué comme cela jusqu’à ce jour [1827][1]… »

     Effectivement, La Vénus, l’Amphitrite, le Zeno, le John et les autres, presque tous venus de Newcastle, se joignent au mouvement. L’élan atteint progressivement nombre de navires marchands des côtes les plus diverses, et l’assistance s’élargit très rapidement. A Rotherhithe, un marchand de bois méthodiste, Samuel Jennings, offre l’hospitalité de son entrepôt. Mais ailleurs, dans les autres ports, comment faire ? Comment se reconnaître ?

 Le drapeau

Marins convergeant vers un navire portant le fanal Béthel à New-York en 1820.

Marins convergeant vers un navire portant le fanal Béthel à New-York en 1820.

     C’est un matelot du Zeno (Xénon), un certain Anthony Wilkins, qui trouve la solution en décembre 1816. Les marins « convertis » se réuniront le soir à bord d’un des navires. Signe de ralliement, un fanal éclairé tout en haut du mât de perroquet. Ainsi se passa le premier hiver. Mais au printemps suivant, les jours s’allongeant, le fanal devenait inopérant. Wilkins, alors capitaine, pense à un drapeau. Le récit fondateur du Mouvement raconte que Zébédée Rogers reçut assez surnaturellement, début 1817, l’image d’un étendard frappé du mot Béthel. Ce n’est que le lendemain, renseignements pris, qu’il sût que ce terme voulait dire en hébreu « maison de Dieu ». Le drapeau Béthel, lettres blanches sur fond bleu, comportait également deux autres symboles : l’étoile de Bethlehem et la colombe de Noé, signe de paix. Certains ont remarqué que cet étendard religieux, quoique élaboré dans la plus grande improvisation, recouvrait des symboliques très élaborées qui renvoyaient à Dieu le Père (Béthel), le fils (Bethlehem) et le Saint-Esprit (la colombe). Ce drapeau bleu est devenu pendant deux siècles un signe de ralliement autour de la Foi chrétienne dans tous les ports du monde.

Le drapeau Béthel

Le drapeau Béthel

    Pendant que le Réveil de la Tamise prenait son essor, le pasteur George Charles Smith, à l’autre bout de l’Angleterre, travaillait au développement de son oeuvre de Penzance, multipliant les lieux de culte jusqu’aux Îles Scilly. Il entre finalement en contact avec le Réveil de la Tamise au cours de l’été 1817. Il prêche sur l’Agenoria et frappe les auditeurs par sa méditation sur le naufrage de l’apôtre Paul raconté dans le livre des Actes. George Smith a toujours su parler aux marins dans leur langage.

 L’Arche

      Le Réveil de la Tamise a trouvé un prédicateur de grande classe, apte à réunir les foules. Un grand remueur de projets aussi, car le pasteur a immédiatement l’idée de convertir un navire désarmé en église flottante. Il trouve le financement, et, le 4 mai 1818, le HMS Speedy, vétéran des guerres napoléoniennes, est consacré à Londres sous le nom de l’Ark (L’Arche). Il pouvait accueillir 700 personnes.

     George Charles Smith, avait entrevu l’énorme potentiel du Réveil de la Tamise. De 1818 à 1820, de multiples œuvres analogues émergèrent aussi bien au Royaume-Uni qu’en Amérique. Elles associaient des comités locaux et des marins autour de vieux vaisseaux désarmés transformés en chapelles flottantes, amarrés ou échoués dans un arrière-bassin, mais sur lesquels on hissait fièrement le pavillon Béthel. Ces œuvres portuaires étaient conduites par des « capitaines » laïcs, dans la filiation des Églises non-conformistes, mais accueillaient volontiers à l’occasion les meilleurs prédicateurs ordonnés. Les réunions comprenaient des services en semaine et des écoles du dimanche d’alphabétisation  pour les adultes et les enfants. Les marins convertis et leurs capitaines se transformaient en missionnaires quand ils repartaient en mer : arrivés à Rotterdam, Bergen ou Dunkerque, on hissait le Béthel sur un des navires. Un mouvement s’enclenchait, et une fois les contacts pris avec les relais locaux des sociétés bibliques et les protestants du lieu sensibles au Réveil, la simple escale devenait à son tour un nouveau foyer, avec son comité local. Ce processus de dissémination fonctionna à très grande vitesse de 1820 à 1840, jusqu’à former le réseau mondial qui existe encore aujourd’hui[2]. Nous verrons comment il a atteint très tôt Le Havre, Marseille et Bordeaux.

    Les clés d’un tel succès sont multiples et caractéristiques de l’expansion évangélique : une approche religieuse au contenu simple et accessible, une prise en charge maximale par les laïcs, des structures souples, une dimension identitaire très marquée, ici autour des milieux maritimes, l’enthousiasme de participer à une mission planétaire.

 Jean-Yves Carluer


[1] Récit de Zébédée Rogers lors du vingtième anniversaire du mouvement Béthel, Sailor’s Magazine (of New-York), 1828-29, p. 227.

[2] Pour tout ce paragraphe, on se reportera à l’ouvrage de Roald Kverndal, Seamen’s Missions…, pp. 151-168 et 197-251.

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