Les grands laïcs protestants et la diffusion biblique

1) L’âge d’or des notables

     S’il est un domaine qui renversa le cléricalisme habituel aux Églises, c’est bien celui de la diffusion de la Bible. Dans un certain sens, c’était une obligation.      L’impression et la reliure de Bibles, par millions, était, par essence, un processus industriel, et même, en 1800, de haute technologie. Gérer les capitaux énormes mis en jeu ne pouvait être que l’affaire de banquiers. La distribution, enfin, faisait appel aux normes habituelles du management humain, qu’il soit salarié ou associatif.

     Cause ou conséquence ? On ne peut séparer l’extraordinaire expansion biblique du début du XIXe siècle de celle du rayonnement des « grands laïcs », particulièrement éminent au Royaume-Uni et en France à cette époque.

     Il y a toujours eu des notables protestants. A l’époque de la Réformation, ils étaient princes et seigneurs, marchands ou intellectuels… Ils disparurent de France, du moins officiellement, sauf en Alsace, à la suite de la Révocation. Un siècle plus tard, alors que les huguenots n’avaient toujours pas d’existence légale, plusieurs étaient revenus, en particulier via la Suisse. Ils s’appelaient Oberkampf ou Necker…

     Bonaparte signe en 1802 les Articles organiques qui réorganisent les Églises dans l’Europe continentale de l’Ouest (France, Belgique, Suisse…). Il les structure en consistoires régionaux, dirigés par des sortes de conseils d’administration, ou figurent les pasteurs mais surtout des notables. La loi prévoit que seuls y seront choisis les plus imposés, donc les plus riches des paroisses ! C’est l’Évangile selon Saint-Napoléon ! Et ce système dure un demi-siècle… Il est vrai que tout fonctionnait alors ainsi en France, à commencer par les élections.

     Mais il faut faire une différence entre notables et grands laïcs protestants. Les premiers ne sont pas forcément croyants. Les derniers ont mis leur vie au service de la Foi. Dans les régions rurales protestantes traditionnelles, la plupart des notables, donc des membres des consistoires, sont libéraux ou voltairiens. Pour eux, la foi est la rencontre de la morale et de la philanthropie. Elle souscrit à la Profession de foi du Vicaire savoyard, chère à Jean-Jacques Rousseau, lui-même protestant. Si un pasteur local influencé par le « Réveil » veut bouleverser les usages, c’est la guerre, et à terme, la démission.

La bibliothèque de la Société biblique britannique (BFBS) à Londres. (extrait de W. Canton, The history of the Bible Society)

La bibliothèque de la Société biblique britannique (BFBS) à Londres. (extrait de W. Canton, The history of the Bible Society)

    Petit à petit, pourtant, en commençant par les grandes villes, un nouveau type de notable protestant apparaît. Il est aussi riche que les autres, voire même plus, car il a réussi dans la banque, l’armement naval ou l’industrie. Surtout, c’est un « converti », que ses voisins libéraux brocardent sous le sobriquet de « méthodiste » ou « régénéré », qui a été conquis par les prédications ou les ouvrages du « Réveil ». Pour reprendre les critères de l’historien David Bebbington, sa foi s’articule autour des quatre thèmes « évangéliques » : l’attachement à la Bible, la centralité de la Croix, la nécessité d’une « rencontre avec Dieu », et enfin une vie d’engagement chrétien[1]. Rappelons que c’est ce dernier critère qui, associé au statut de notable, définit le « grand laïc ». Il existe certes, des grands laïcs libéraux, mais leur proportion est faible dans la mesure où les protestants libéraux préfèrent militer sur d’autres terrains. Par contre, un notable « évangélique » sera tôt ou tard un grand laïc. C’est ainsi que les courants « évangéliques » alias « orthodoxes » ont fini par être majoritaires en France dans l’Église réformée au bout d’un demi-siècle.

Le temps des sociétés religieuses

     Si les deux types de notables s’affrontent alors pour dominer les consistoires, ils sont capables de s’unir autour de projets communs à tout le protestantisme. J’en vois essentiellement trois, en plus de la défense du culte : la mission outre-mer, les écoles protestantes, et surtout, la diffusion biblique.

     J’ai utilisé des termes généraux, mais, à l’époque, ces actions sont conduites par ce que l’on appelle des sociétés religieuses, avec des intitulés bien précis : Société des Missions, Sociétés bibliques, etc…  Les articles organiques napoléoniens de 1802 accordaient aux protestants la liberté et leur octroyait même un budget, mais, selon l’expression consacrée, « à l’intérieur des temples ». Les consistoires devaient, en sus, n’avoir aucun lien institutionnel avec l’étranger. On ne pouvait rien y faire de neuf. Tout était verrouillé de ce côté. Voilà pourquoi les Français créèrent des structures imitées de ce qui se faisait alors au Royaume-Uni : des sociétés de droit privé, alimentées par les contributions des fidèles, chargées de répondre aux besoins les plus divers, et pouvant salarier des pasteurs, des missionnaires, des instituteurs, des colporteurs[2]… Ces sociétés ont fini par totaliser des « agents » plus nombreux que les pasteurs officiels, avec des budgets supérieurs à celui octroyé par l’État. Et ces organismes étaient dirigés par des conseils d’administration, généralement cooptés, où se retrouvaient… les grands laïcs !

     Je m’aperçois que je ne vous ai pas donné de noms. Ce sera pour d’autres fois.

 Jean-Yves Carluer



[1] David Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain: A History from the 1730s to the 1980s, New-York, Routledge, 1989.

[2]  A noter que les catholiques ont imité, avec un peu de retard, la pratique protestante : Pierre Pierrard, Les laïcs dans l’Église de France: XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions ouvrières, 1988.

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