Réalité historique ou mythe fondateur ?
C’est un des plus célèbres récits d’édification chrétienne à l’aube de la période contemporaine. Il appartient au récit fondateur des sociétés bibliques et, plus généralement, de l’expansion protestante qui a suivi.
L’histoire de cette jeune galloise pauvre de 15 ans, marchant pieds nus dans les hautes collines pendant 40 km, en serrant contre elle ses 7 années d’économies pour essayer d’obtenir une Bible, fait partie du patrimoine immatériel évangélique.
Qu’en est-il exactement ?
Le récit de 1800 est vrai, avec une ou deux variantes. Il a été recueilli en son temps auprès des protagonistes. Mais, sans doute, son rôle déclencheur dans la création de la Société Biblique Britannique a-t-il été surévalué jusqu’à devenir, a posteriori, une sorte de mythe fondateur. Revenir sur cet événement permet, pourtant, de retracer le contexte et d’expliquer les choix qui ont présidé à la grande entreprise de diffusion des Écritures.
L’histoire se passe dans le Pays-de-Galles, et ce n’est pas un hasard. La principauté est, avec l’Écosse, une des grandes terres de foi de la Grande-Bretagne. Au milieu du XIXe siècle, selon le recensement de 1850, ces régions concentreront la moitié de la pratique protestante dans la grande île. Le Pays-de-Galles était une terre de Réveils religieux, dont les plus célèbres, ceux de 1859 et de 1905 étaient encore à venir. Mais la région était déjà devenue en 1800 une fourmilière de chapelles évangéliques, essentiellement méthodistes et baptistes. C’est au sein de ses dissidents que s’est déroulé le récit.
Présentons les héros. A Bala, petite cité au pied du mont Snowdon, le pasteur Thomas Charles s’est progressivement fait connaître pour ses qualités de revivaliste méthodiste et pour ses initiatives sur le plan social. Comme il était Ministre ordonné de l’Église d’Angleterre, c’était l’un des rares prédicateurs méthodistes à être autorisé à distribuer la cène. Il a réussi, de plus, à mettre sur pied un réseau d’écoles dans le comté de Merioneth. La scolarisation est gratuite et financée par les « évangéliques de Réveil » de Londres. Elle se fait, comme il se doit, en gallois, langue celtique qui dispose d’une culture écrite qui a commencé à s’épanouir au temps de la Réforme. Thomas Charles est entré, pour sa part, dans le réseau des élites évangéliques de la capitale.
Mary Jones est une des écolières les plus assidues du village de Llanfihangel, dans une petite vallée qui surplombe la mer d’Irlande. Elle a perdu son père à l’âge de quatre ans, et la famille survit en multipliant les emplois ruraux précaires. Nous sommes clairement du côté de la grande précarité financière. La famille Jones est une des premières à faire partie de la communauté méthodiste-calviniste, dite presbytérienne, locale. Mary s’est convertie très jeune. Elle est même comptée comme membre active de la paroisse dès ses 8 ans, car elle porte la lanterne quand le groupe se rend à Bala, à une journée de route de là, lors des missions religieuses. C’est à ce moment qu’elle commence à économiser pour acheter une Bible. Pour lors, elle doit se contenter de faire trois kilomètres pour lire une des seules du village, dans une ferme des environs.
Un matin pluvieux du printemps 1800, Mary Jones, alors âgée de 15 ans, rencontre par hasard le pasteur Thomas Charles, alors en tournée, comme tout prédicateur méthodiste rural. Il lui fait savoir qu’il a souscrit pour plusieurs centaines d’exemplaires d’une nouvelle édition de la Bible en gallois imprimée par la Society for promoting Christian Knowledge, événement rare qui ne se reproduira pas avant plusieurs années.
Un jour ensoleillé de juillet 1800, Mary Jones obtient de sa mère l’autorisation de se rendre à Bala chez Thomas Charles pour acheter une de ces Bibles. Elle réussit à rassembler 17 shillings, c’est à peu près l’intégralité de ce qu’elle pouvait avoir comme trousseau. Elle parcourt ensuite 40 kilomètres pieds nus dans la montagne. A l’arrivée, déception, les Bibles ne sont pas encore arrivées. Elle doit attendre une ou deux journées encore pour revenir avec le précieux livre.
Mary Jones eut ensuite peu d’occasions de croiser le pasteur Thomas Charles qui prit en charge une paroisse dans les environs de Londres. Il participa aux comités de la Religious Tracts Society, en particulier à celui de 1802 qui évoqua l’urgence d’éditer des Bibles, en particulier dans des langues délaissées, et qui fonda à terme la Société Biblique.
Mais aucun compte rendu de ces réunions ne mentionne la personne de Mary Jones. Sans doute le souvenir de la jeune galloise était-il pour beaucoup dans la motivation de Thomas Charles, mais on n’a aucune preuve qu’il l’ait évoqué ce jour-là devant ses collègues. Plusieurs années après, le pasteur était assez évasif sur ce sujet. Le beau récit de la Bible de Mary Jones, image impressionnante de la « faim des Écritures » qui saisissait alors le protestantisme, est venu orner entre-temps le discours mémoriel sur la création de la British and Foreign Bible Society.
Mary Jones avait offert sa dot, mais elle se maria néanmoins et vécut jusqu’à l’âge de 80 ans dans sa contrée natale. Elle écrivit sur la dernière page de sa Bible: « Que Dieu me fasse grâce ». Le pasteur Thomas Charles revint au Pays-de-Galles et termina, avant de mourir, une nouvelle traduction en gallois qui sert encore de référence. Aujourd’hui la « marche de Mary Jones » réunit périodiquement des randonneurs à travers le massif du Penygader…