Evangélisation et prosélytisme

Évangélisation et prosélytisme, quelle différence ?

     Le célèbre philosophe et théologien suisse Alexandre Vinet (1797-1847) est, au début du XIXe siècle, le théoricien de la liberté religieuse et de la séparation absolue entre les États et les différentes confessions.      Il est un des grands inspirateurs de la loi française dite de Séparation de l’Église et de l’État, finalement votée en 1905. Mais, auparavant, il a été la référence constante des protestants de tendance évangélique dans leur volonté de sortir des temples pour faire partager leur foi.

La statue d'Alexandre Vinet, par Maurice Reymond (1900), parc de Montbenon à Lausanne

La statue d’Alexandre Vinet, par Maurice Reymond (1900), parc de Montbenon à Lausanne

Le texte ci-dessous date de 1831 et est extrait d’une lettre ouverte écrite à l’occasion des vifs débats qui secouaient alors le Canton de Vaud sur ce sujet. L’argumentaire doit être replacé dans le cadre de la théologie de Vinet, toute entière tournée vers la liberté. Pour que chaque homme ait la liberté de se déterminer devant Dieu en toute connaissance de cause et de choisir sa grâce, il faut qu’il ait accès à l’offre de Salut.
Nous avons retenu ce passage (en l’allégeant) car il réfute une distinction, qui n’est pas toujours très claire aujourd’hui encore dans notre société, entre le prosélytisme, qui serait malsain, et l’évangélisation qui serait légitime…

Jean-Yves Carluer

     « …Selon l’Académie, le mot de prosélytisme se prend d’ordinaire en mauvaise part, et Wailly le définit « un zèle excessif de faire des prosélytes ». Il faudra, de toute nécessité, ou étendre l’acception de ce mot, ou en créer un nouveau pour désigner le zèle non excessif de faire des prosélytes. Car il y a un tel zèle, on ne saurait le nier, et c’est ce zèle que nous défendons en défendant la liberté des cultes. Elle et lui ne font qu’un ; et il n’est pas nécessaire de prouver que la liberté religieuse moins le prosélytisme, c’est la liberté moins la liberté.
En attendait que l’Académie nous ait fourni un nouveau mot, ou nous ait permis d’élargir là signification de l’ancien, consentons à prendre d’ordinaire le prosélytisme en mauvaise part, et à désigner par ce mot un zèle excessif de faire des prosélytes. Mais gardons-nous d’appliquer ce terme indistinctement à toute espèce de zèle; et lorsque nous verrons des chrétiens s’attacher à répandre leurs convictions et à réveiller les âmes de la mort spirituelle, n’allons pas dire tout aussitôt : « Voilà du prosélytisme ; or le prosélytisme, selon M. de Wailly, se prend en mauvaise part; donc il faut prendre en mauvaise part ce que font ces gens-là ; donc, etc. »
Le mal est qu’il n’est est pas trop facile de déterminer le point ou le zèle de faire des prosélytes devient excessif. À coup sûr, les païens des premiers siècles trouvaient excessif le zèle des apôtres; nous en jugeons tout autrement. Nous-mêmes, nous sommes naturellement disposés à taxer d’exagération tout zèle que nous ne partageons pas; et même d’extravagance tout zèle que nous ne comprenons pas; l’héroïsme même paraît folie aux âmes égoïstes et froides. Il faudra donc y regarder à deux fois avant de placer le mot de prosélytisme; il faudra même, pour plus de sûreté, être indulgent pour tout prosélytisme qui nous paraîtra sincère. Au fait, la manie même de faire des prosélytes tient à une disposition utile, féconde en heureux résultats, et sans laquelle il n’y aurait dans le monde social ni progrès ni vie.
Encore plus faudra-t-il se garder de transformer le prosélytisme en délit. [Il serait ] dans les attributions du pouvoir de réprimer les excès en religion comme en politique. Ce principe nous mènerait fort loin ; et je le ferai sentir […]en […] demandant ce que c’est que l’avarice. Oui, l’avarice : cela semble bien loin de notre sujet, cela n’en est qu’à deux pas. L’avarice est un amour excessif de l’argent, un zèle excessif pour s’en procurer; l’avarice est donc un excès, en morale. Or il est dans les attributions du pouvoir de réprimer les excès ; donc le pouvoir doit réprimer l’avarice. Ce sera une proposition à faire à notre prochaine législature. Mais il est douteux qu’elle en fasse une loi. Pourquoi donc? Parce que la limite est impossible à fixer; parce qu’à la faculté d’user se joint celle d’abuser, pourvu que les droits d’autrui soient respectés. Porté-je atteinte aux droits d’autrui en dépensant peu, en épargnant beaucoup? Nullement. Ce n’est que lorsque mon zèle pour l’argent m’aura fait passer au larcin, que le pouvoir interviendra ; jusque-là je ne suis justiciable que de l’opinion publique. Ces principes généralement admis sont parfaitement applicables au prosélytisme; il n’est point délit en lui-même; mais s’il emploie des moyens contraires au droit, attentatoires à la liberté égale chez tous, l’emploi de ces moyens constitue un délit, qui tombe de lui-même sous l’empire de la loi. Il est étonnant que des vérités aussi simples puissent encore être méconnues.
[On peut aussi blâmer ] le prosélytisme, attendu que «celui qui cherche à faire des «prosélytes se place entre Dieu et la conscience des autres hommes.» Sur qui tombe ce blâme? Sur quiconque cherche à faire des prosélytes. Voilà une bien grave déviation. Allons plus loin: «Celui qui cherche à faire des prosélytes se place entre Dieu et la conscience des autres hommes. » Eh oui, dans un sens ; dans le sens où Moïse se plaçait entre Dieu et la conscience des Hébreux; dans le sens où Jésus-Christ s’est placé entre son Père offensé et notre conscience obscurcie; dans le sens où tout ministre de l’Évangile […] se place tous les jours entre la conscience de son troupeau et le Dieu de l’Évangile. Quoi! Nathan fit-il violence à la conscience de David lorsqu’il lui dit de la part de l’Éternel : « Tu es cet homme-là? » Quoi ! la persuasion est-elle un attentat contre la liberté? Quoi! la prédication est-elle une tyrannie? Et la liberté humaine consisterait-elle à ne reconnaître jamais ni l’ascendant des conseils, ni l’autorité de la raison? Sans doute un sens odieux s’attache à ces mots : « Cet homme a voulu se placer entre Dieu et ma conscience»; mais c’est précisément lorsqu’un homme veut empêcher la conscience d’entendre médiatement ou immédiatement la voix de son Dieu ; lorsque les voix qui pourraient parler de la part de Dieu sont interceptées; lorsque la conscience, la raison, toutes les facultés sont mises en quarantaine; lorsque, en un mot, le prosélytisme est interdit. Et voilà comme l’argument […] retombe sur lui-même.

     « Du prosélytisme », Lettre à M. le rédacteur de La Discussion Publique, 1er avril 1831.

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