1872 : un pasteur en prison pour des tracts antialcooliques

1872 : Le pasteur Dardier est emprisonné pour avoir distribué des tracts… antialcooliques !

      Jean-Philippe Dardier, directeur du département du colportage de la Société Évangélique de Genève, était assurément une des chevilles ouvrières de la diffusion de la foi protestante en France. De 50 à 70 colporteurs évangéliques oeuvraient sous sa responsabilité. Il organisa les distributions de Bibles et de livres chrétiens aux soldats français internés en Suisse ou prisonniers en Prusse. Mais il n’hésitait pas, le cas échéant, à s’impliquer directement dans la distribution d’Évangiles ou de petites brochures protestantes.

     Nous sommes le 21 novembre 1872. Le Second Empire est tombé depuis deux ans, et le gouvernement républicain, proclamé le 4 septembre 1870, avait supprimé la fameuse estampille rendue obligatoire depuis 1849 sur tout imprimé distribué. Libérés de cette contrainte, les colporteurs protestants avaient pu retrouver une certaine liberté, alors même que la France était encore en guerre, et bientôt même en guerre civile.

     En cet automne 1872, notre pays se relève progressivement. Le nouveau président de la République, Adolphe Thiers, a rétabli l’ordre par le fer et le feu. Il a réussi à acheter l’évacuation des troupes allemandes et à plus ou moins s’imposer à une assemblée de députés très conservateurs. Une des premières mesures du nouveau gouvernement a été de rétablir l’estampille.

     Ce jeudi 21 novembre 1872, le pasteur Dardier embarque à Genève dans le train qui doit lui faire franchir la frontière, l’amener à Culoz, et de là à Bourg-en-Bresse où il est attendu pour organiser une action d’évangélisation. Il a pris avec lui 50 lots de 6 brochures qu’il compte distribuer à l’occasion. Ces 6 brochures complémentaires sont les portraits moraux d’autant d’hommes confrontés à l’alcoolisme : cela va du vieil ivrogne devenu une loque humaine : « L’homme abruti » jusqu’au buveur repenti, qui a rompu avec la boisson après sa conversion : « L’homme sauvé« .

Culoz Gare

La gare de Culoz autrefois

   Le convoi fait halte quelque temps à Culoz. La locomotive doit refaire son plein d’eau avant de s’engager dans la Cluse des Hôpitaux. Un quart d’heure d’arrêt. Tout le monde descend.

     Laissons maintenant la parole au pasteur Dardier :

      » Je descendis du wagon, pendant le temps d’arrêt du train, et comme je distribuais les dites brochures, un petit monsieur, habillé en bourgeois, sans aucun insigne, accourt, me demande si je suis autorisé du préfet, et, sur ma réponse négative à laquelle j’ajoutais que je croyais ne pas en avoir besoin en ma qualité de pasteur, M. l’inspecteur de police me déclare que je suis en contravention et m’invite ou me fait inviter par un gendarme à m’arrêter à Culoz pour attendre les instructions de Bourg-en-Bresse. Ces instructions ordonnèrent mon arrestation et, dès le vendredi matin, des mains du commissaire, je passai à la caserne de la gendarmerie. Je n’eus qu’à me louer de la bienveillance dont je fus l’objet de la part soit du brigadier, soit des gendarmes ; toutefois, je fus obligé de coucher dans la salle de sûreté […] C’est une cave malsaine, convenable pour les porcs ou les vaches, mais non pas pour des hommes.

     Le samedi matin, escorté par deux gendarmes, je fus conduit à la prison de Belley. Après un interrogatoire de M. le procureur de la République et une comparution devant le tribunal, je fus relâché, moyennant une caution de 500 francs…[1]« 

     Lors de l’audience du tribunal correctionnel de Belley, Jean-Philippe Dardier dut d’abord préciser qu’il n’était pas un dangereux étranger suisse mais bien un citoyen français, né dans l’Aveyron, à Saint-Affrique. Il essaya en vain d’expliquer qu’en distribuant des brochures anti-alcooliques, il ne faisait qu’accomplir son ministère. On lui trouva des circonstances aggravantes car il avait fait l’objet d’un procès-verbal en 1855, 17 ans auparavant avant, sous l’Empire, comme porteur d’un total de huit brochures religieuses évangéliques dans ses poches !

     Notre pasteur récidiviste fut donc condamné le 28 novembre à 100 Francs-or d’amende. Il fit appel.

     L’affaire fut jugée par la 4e chambre de la Cour d’appel de Lyon. L’avocat général, de très mauvaise foi, présenta le pasteur comme un étranger rebelle aux forces de l’ordre. La Cour confirma la condamnation, en réduisant la peine à une amende de 50 francs-or et aux dépens« 

      Cela se passait sous la République, troisième du nom, au cours de l’hiver 1872-1873!

     Jean-Yves Carluer

[1] Un délit de colportage en France en 1872, Genève, 1873, pp. 8-9

Ce contenu a été publié dans Histoire, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *