Les collecteurs bibliques

Les « collecteurs bibliques », de grands évangélistes oubliés !

     Qui étaient-ils ? Ils sont ignorés de tous aujourd’hui à la différence du personnage du colporteur, devenu, dans la représentation protestante, un vecteur essentiel et fondamental de la foi. Ces agents itinérants des sociétés bibliques ont alimenté une véritable épopée, diffusée année après année par les rapports des œuvres d’évangélisation. Elle demeure bien vivante dans la mémoire collective des fils de la Réforme dans les pays francophones.

     Mais il nous faut apporter des nuances. Le colporteur biblique professionnel est aux XIXe et XXe siècles une particularité française, même si l’institution a fonctionné également dans d’autres pays, en Suisse ou en Belgique, bien sûr, mais aussi en Inde, en Chine ou aux États-Unis. Mais l’échelle n’est pas comparable. Les activités des colporteurs français représentent les trois quarts des pages consacrées à la distribution salariée dans les longs rapports de la Société Biblique Britannique et Étrangère pendant un siècle !

     Quel était le vecteur de diffusion ailleurs dans le monde ? C’était tout simplement la distribution directe par les pasteurs et surtout les membres actifs des paroisses. Le cas très particulier des régions catholiques de la France s’explique par la longue résistance des autorités religieuses à la libre circulation des Écritures, et par la timidité forcée des ministres du culte protestants à répandre la Bible auprès de ceux qui n’étaient pas leurs paroissiens. Le régime administratif dit « concordataire », appliqué au XIXe siècle, ne le leur permettait pas dans la pratique.

     En pays protestant, y compris dans les terres huguenotes françaises, la très rapide expansion de la diffusion biblique après 1810 se fit essentiellement grâce à un autre intervenant, injustement oublié aujourd’hui, le collecteur biblique. La paternité du système revient à Charles Stokes Dudley, que nous avons présenté dans notre dernier article, ainsi qu’à son collègue Richard Phillips.

    Les deux agents de la British and Foreign Bible Society ont suscité l’extraordinaire développement des sociétés bibliques auxiliaires à travers tout le Royaume Uni, et mis au point les liens qui les relient et les règles qui permettent la distribution d’un maximum de Livres saints. Chaque société auxiliaire collecte, essentiellement auprès de ses adhérents, des fonds destinés à soutenir la société mère de Londres. Elle se réserve la moitié de cette somme pour les besoins locaux, en particulier pour acquérir, à prix coûtant, un maximum de Bibles et de Nouveaux Testaments. Ces Livres saints vont vendus dans les alentours par les membres de la société auxiliaire qui se relaient dans cette tâche vécue comme un véritable ministère accessible aux laïcs. On ne s’étonnera pas de rencontrer parmi eux une grande majorité de militants évangéliques, pour qui la diffusion de la foi est un impératif spirituel.

    Selon ce schéma, le collecteur biblique, dont la fonction initiale était de solliciter des dons dans les paroisses, devient désormais un diffuseur, proposant des Bibles à coût modique à l’ensemble de la population formellement protestante mais largement déchristianisée de la Grande Bretagne du début de l’ère industrielle. Les progrès de l’alphabétisation ont rendu la lecture accessible aux classes populaires. Mais les imprimés sont rares et très chers. La Bible est à la fois un support de culture au prix imbattable et une référence spirituelle incontournable, même pour des protestants distants.

 Le collecteur précède le colporteur !

     La méthode de diffusion développée par Charles Dudley était simple et efficace : le futur acquéreur d’une Bible s’engageait pour une somme très modique : un penny par semaine. C’était la plus petite pièce en circulation au Royaume-Uni. Une tirelire ainsi approvisionnée devait permettre mathématiquement de se procurer une Bible au bout d’un an. Après tout, cela avait été déjà la démarche de Mary Jones. Mais, dans le contexte d’extrême pauvreté des Îles britanniques de l’époque, il avait fallu toute la force de caractère de la jeune Galloise pour que ces petites économies ne disparaissent pas en route. Les classes populaires européennes, à la limite de la survie, ne disposaient d’aucune épargne de précaution pour faire face au malheur. C’est à ce niveau que Charles Dudley introduisit son innovation, sous forme d’une collaboration sociale entre les pauvres et des chrétiens engagés de condition aisée. Et c’est là que nous retrouvons les sociétés bibliques auxiliaires locales.

La lecture de la Bible     Un membre d’une de ces sociétés, typiquement une femme de petite ou moyenne bourgeoisie, poussée par sa foi évangélique, avait proposé la souscription d’une Bible sur un marché, dans la rue, ou même en frappant à chaque porte. Chaque mois, il devenait collecteur biblique en passant recueillir l’obole mise de côté. Il ne se contentait pas de recueillir cette somme, il fournissait un accompagnement spirituel. Comme il n’était pas question de livrer la Bible en feuillets détachables à relier ultérieurement, le collecteur commençait par faire des lectures à la maison, donner des conseils spirituels et pratiques, et s’enquérir des besoins du souscripteur. Un lien se tissait peu à peu, qui échappait à la logique comptable. Le projet d’achat des Écritures devenait une affaire commune. Il arrivait, si un revers financier important frappait la famille d’un souscripteur méritant, que le collecteur prenne à sa charge le reliquat, avec l’aide de la société biblique locale. Mais le principe de base de la Société biblique britannique était que l’acquisition d’une Bible corresponde à un réel effort financier.

     Au fil du siècle, la tâche des collecteurs évolua de plus en plus vers l’aide sociale, dans la mesure où les derniers à souscrire étaient les plus pauvres et les plus fragiles. Charles Dudley lui-même est largement connu aujourd’hui comme un philanthrope, analyste de problèmes sociaux comme celui de la délinquance juvénile. Un peu plus tard, sa collègue Ellen Ranyard (1810-1879), collecteur depuis l’âge de 16 ans, développa le système de la diffusion biblique en salariant des visiteuses familiales d’origine modeste. Elle est considérée comme la fondatrice des assistantes sociales en Grande Bretagne.

    Le système des collecteurs bibliques a été appliqué en France à partir des années 1820 1830, dans le cadre des sociétés auxiliaires de la Société Biblique de Paris. Plusieurs des plus grands noms du protestantisme dans notre pays ont porté bénévolement la sacoche du collecteur dans leur jeunesse. Le cas le plus célèbre est celui de William Waddington, Président du Conseil de la République Française en 1879, qui avait oeuvré ainsi dans le cadre de la société auxiliaire créée par son père, manufacturier dans l’Eure.

 Jean-Yves Carluer

 

 

Ce contenu a été publié dans Histoire, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *