Les colleurs d’affiches de la banlieue sud ( mars 1902)
L’article 15 de la loi du 29 juillet 1881, qui garantissait la liberté de la presse, offrait l’opportunité légale de pouvoir afficher des textes exprimant ses convictions, en particulier lors des campagnes électorales. La loi stipulait dans son article 16 que « les professions de foi […] pourront être placardées […] sur tous les édifices publics autres que les édifices consacrés au culte […] particulièrement aux abords des salles de scrutin ».
Les protestants évangéliques ne semblent pas avoir immédiatement compris que le nouveau texte voté par la République offrait une tribune intéressante pour leurs idées. D’autres durent y penser avant eux : partis politiques, organisateurs de spectacles et commerçants divers.
Ce n’est qu’en 1901, à ma connaissance, que les protestants imaginèrent exploiter le nouvel espace de liberté et de communication. Un certain Paul Aymon écrivit un article en ce sens dans le journal d’Eugène Réveillaud, Le Signal. Nous reparlerons une autre fois de ce dernier personnage, tout-à-fait exceptionnel, sénateur républicain, franc-maçon notoire, qui vécut une conversion retentissante et devint collaborateur et prédicateur de la Mission Populaire Évangélique.
Un autre évangéliste laïc largement atypique, Paul Passy, linguiste célèbre, directeur adjoint de l’École Pratique des Hautes Études, à Paris, décida de mettre l’idée d’affichage en application. En voici le récit, raconté par Paul Passy lui-même :
« Quelques amis, frappés du caractère pratique de cette proposition, s’en sont aussitôt emparés. Une affiche a été rédigée sous le titre « Appel aux Français« , inspirée d’ailleurs par un article de M. le pasteur L. Fosse dans la Voix de la Montagne. Trois d’entre nous ont fait acte de candidature pour pouvoir la signer. Et nous nous sommes mis en campagne »[1].
Le groupe rassemblé par Paul Passy était totalement novateur. Il n’émanait pas d’initiatives pastorales et se voulait indépendant des diverses Églises, même si une partie significative de ses effectifs était de confession baptiste. Le groupe était mixte et mettait sur pied d’égalité des bénévoles, hommes et des femmes, souvent jeunes. L’ensemble ne tarda pas à se structurer. La Société des Volontaires évangélistes était née.
Paul Passy raconte dans la Cloche d’Alarme, supplément mensuel du journal baptiste L’Écho de la Vérité, une des premières expéditions de la nouvelle équipe dans la banlieue sud de Paris, encore largement rurale, probablement lors des élections législatives du printemps 1902 :
« On a rendez-vous à Berny, où nous nous rencontrons, portant des évangiles et traités pour vente et distribution, puis des affiches, un seau, des pinceaux.
– « Et la colle ? »
– « C’est toi qui devais l’apporter, l’as-tu ? »
– « Mais non, c’est toi ! »
Bref, il n’y en a pas. Il faut en acheter, et pour ça modifier notre itinéraire. Impossible d’en trouver. Finalement nous achetons de la farine, que nos sœurs délayent dans le seau, à la fontaine. Mais le temps s’écoule, il nous faut renoncer à visiter la troisième de nos circonscriptions, et traîner inutilement le paquet d’affiches y correspondant.
– « Enfin, pressons-nous ! »
Pour aller plus vite, nous formons deux escouades qui se rejoindront au pont d’Antony. Nous n’avons qu’un seau, mais Théodore en improvise un autre au moyen d’une cruche cassée. Nous prenons à l’ouest, et posons une affiche près de la gare. A peine avons-nous fait quatre pas, que du groupe qui se forme partent des applaudissements, des bravos ! Nous revenons : c’est un monsieur […] qui nous félicite vivement; il est médecin et apprécie la guerre à l’alcool. La conversation s’engage : il nous admire, mais ne partage pas nos croyances; c’est le type de l’homme qui veut « une religion pour le peuple ». Je lui offre un évangile d’un sou ; il fait un geste de dénégation.
-« Vous l’avez déjà lu ? »
– » Non, mais… enfin, je vais vous donner un sou. »
Et il me le donne, en effet, de l’air dont un richard fait une aumône. C’est égal, voilà un bon début. Nous le rencontrerons encore, lisant soigneusement la Cloche [d’Alarme] que nous lui avons donnée et nous faisant des signes protecteurs.
Mais nous avons fini notre côté d’Antony et nous rejoignons nos amis qui ont achevé leur tâche sans incident. On se met en route vers Fresnes. C’est dans ma circonscription, et mes camarades commencent à me regarder avec respect. Je me rengorge, des plumes de paon me poussent dans ma veste. Mais comme elle est tachée de colle, ma veste ! Si je tenais à être élu, j’y verrais un mauvais présage. Je me console en regardant Théodore, qui trouve le moyen de s’en mettre du chapeau jusqu’aux souliers.
Avant d’arriver à Fresnes, nous faisons une halte sur le bord du chemin, pour nous reposer un peu et prier ensemble. Puis, Madame Weiss tire d’un panier mystérieux quelques provisions de bouche. On s’accorde à trouver l’idée lumineuse. Il y a bien une bouteille dont le contenu parait suspect à des croisés anti-alcooliques ; mais, expérience faite, ce n’est qu’une délicieuse orangeade.
A Fresnes, on se sépare de nouveau, et on travaille. C’est comme ailleurs : les affiches sont immédiatement entourées et lues, mais on cause peu. Nous distribuons des traités, mais n’arrivons pas à vendre. Voici les enfants qui sortent de l’école :
-« M’sieu, donnez-moi-z une ! «
-« Volontiers; mais nous n’en avons pas assez pour tous ; passez-vous les ! »
Ça ne fait pas l’affaire de nos gamins, qui menacent de prendre la provision d’assaut. Il nous faut croiser la baïonnette, je veux dire le pinceau. Après quoi, l’instituteur vient très gentiment demander sa part.
A Rungis, nouvelle expérience. Notre colle étant épuisée, il faut en refaire, et nous nous rendons à cet effet à la fontaine, située un peu en dehors du bourg. Une troupe d’enfants nous suit et nous observe curieusement.
-« Voulez-vous apprendre la chanson qui est là-dessus, mes amis ?
-« Oui, M’sieu ! »
– » Eh bien, prenez-en chacun une ! »
Et nous entonnons : « Dans les cieux et sur la terre…». Les enfants suivent, chantonnant un peu, surtout vers la fin. Nous ajoutons quelques paroles d’Évangile ; c’est une petite réunion en plein air.
Nous voici sur la grande route de Versailles. Les autres candidats n’ont pas affiché, parce que les électeurs ne séjournent pas ici. Mais pour nous, les passants sont aussi intéressants que les électeurs, et notre affiche se plante de place en place, d’autant plus frappante qu’elle est seule. Nous sommes heureux, d’autre part, de retrouver ici la trace du colportage fait il y a quelque temps.
Mais le jour baisse. Notre seau est vide, notre provision à distribuer est épuisée. Il est temps de rentrer ; nous nous séparons, lassés, mais bien contents, et nous regagnons nos demeures respectives, en chantonnant :
Cette journée qui déjà meurt,
Je l’ai donnée à toi, Seigneur.
On a continué comme ça pendant toute la période électorale; de cette manière, des affiches évangéliques ont été apposées dans une trentaine de localités, lues et commentées par bien des milliers de personnes. Plusieurs, du reste, étaient encore en place plus de deux ans après. Pas de résultats visibles, par exemple, sous forme de conversions ou de nouvelles portes ouvertes. Mais un résultat très important pour nous : nous étions engagés dans une voie où nous ne pouvions plus reculer.
Car, lancés ainsi dans la grande évangélisation, nous avions appris à comprendre tout autrement que par le passé les enseignements du Maître. «Va t’en dans les chemins et le long des haies, et presse les gens d’entrer » ; il nous semblait que nous avions, pour la première fois, pris cet ordre au sérieux. Désormais il nous fallait aller de l’avant, Jusqu’à ce qu’il ne reste plus, dans la région accessible, une ville, un hameau, une maison, où la parole divine n’ait pas retenti.
Donc, après les élections, nous avons repris la campagne, campagne non plus d’affichage, mais de colportage, cherchant tout en vendant des évangiles et d’autres bons livres, à provoquer des conversations religieuses, à tenir de petites réunions sur les places de village ou sur le bord des routes. Notre activité devenant ainsi régulière, il fallait l’organiser ; et nous avons fondé la Société des Volontaires Évangélistes. Nous lui avons donné trois principes essentiels : 1° activité personnelle et non rétribuée de tous les membres ; 2° collaboration fraternelle de chrétiens de toutes dénominations ; 3° travail exclusivement dirigé sur les localités non évangélisées par d’autres.
La S. V. E. n’a pas cessé de travailler depuis lors, et je crois pouvoir dire qu’elle a fait [une] assez bonne besogne dans une centaine de localités de la grande banlieue ».
Texte retranscrit par Jean-Yves Carluer
[1] Journal de l’Évangélisation, 1906, p. 102.