Colporteurs et facteurs

1871 : la relève du colporteur par le facteur ?

    Le dernier tiers du XIXe siècle voit la France entrer progressivement dans l’ère du courrier postal pour tous. Le facteur devient un personnage incontournable de la vie rurale.

     Il y a corrélation absolue entre le déclin du colportage commercial et la mise en place du réseau officiel de distribution des lettres et colis. Les temps changent. La diffusion évangélique doit s’adapter comme nous l’expliquions dans un autre article. Nous avons vu que le système du colportage salarié de Bibles rencontre alors de multiples limites : chute des prix des imprimés et donc des marges qui financent la distribution, saturation apparente des besoins dans les régions protestantes, hostilité renouvelée dans les terres catholiques, indifférence en milieu urbain. Les agents des sociétés évangéliques croisent et côtoient tous les jours les facteurs dans leurs tournées et ne sont pas sans mesurer la différence de statut qui les oppose. Alors que les colporteurs bibliques rencontrent habituellement la suspicion et parfois la moquerie, toutes les portes s’ouvrent devant la casquette de l’envoyé des postes, celui-là même qui apporte à quelques privilégiés les journaux de leur abonnement.

    Les protestants français ont immédiatement mesuré les conséquences de la liberté grandissante accordée à la presse, qui s’inscrit définitivement dans la loi le 29 juillet 1881. Les feuilles religieuses nationales et régionales se multiplient. Plusieurs d’entre elles sont des supports directs d’évangélisation, destinées à être distribuées de main en main ou expédiés par courrier à des amis.

facteurs à Paris

La sortie des facteurs. 1917.

   Une des premières oeuvres à utiliser de façon stratégique ce que nous appelons aujourd’hui un « mailing » systématique est la Société d’Évangélisation du département de l’Ain. Elle a été fondée par un pasteur particulièrement novateur, Pierre Pasquet (1834-1895), déjà bien engagé dans diverses oeuvres sociales[1]. Après avoir entrepris la rédaction de son propre bulletin, Le petit Glaneur, ce dernier avait pensé utiliser la diffusion par voie postale en complément de celle de ses colporteurs. Le directeur de la Société d’Évangélisation du département de l’Ain écrivait ainsi en 1877 : « Nous avons été conduits par diverses circonstances à expérimenter un moyen d’évangélisation qui nous paraît mériter d’être pratiqué à une large échelle. Nous voulons parler de l’envoi régulier d’un journal religieux. Dès amis de notre oeuvre ont mis à notre disposition [pour les offrir] des abonnements gratuits à quelques-uns de nos journaux religieux populaires, tels que L’Ami de la Maison, Le Rayon de Soleil, L’Ami chrétien des familles, La Feuille Religieuse du Canton de Vaud, Le Petit Glaneur, etc.. Il y a un grand prestige de ce mot journal, et un bon accueil est ordinairement assuré à ce messager qui, arrivant par la poste, à époque régulière, finit par devenir un ami dont la visite est attendue »[2].

    L’année suivante, le procédé est systématisé à l’échelon de communes entières par l’expédition de brochures spécifiques. Un agent de la Société d’Évangélisation du département de l’Ain, en poste à Oyonnax, fait état « d’un succès incontestable : il s’agit de l’envoi par la Poste de traités ou brochures à toutes les familles d’une commune, soit comme appel à s’occuper de leur salut, soit dans le but plus spécial de les inviter à venir écouter la méditation de l’évangile, en indiquant le jour et l’heure de la réunion »[3]. A cette échelle, le « mailing » avait une ambition limitée : utiliser un vecteur neutre pour faire connaître une action religieuse locale, tout en renforçant son attrait : «  Il fait tomber des préjugés qui retiennent loin des nos assemblées bien des âmes qui ont des besoins religieux ». L’aveu est d’une extrême importance. Dans une société déjà laïcisée, la foi n’intéresse plus le grand nombre. Il faut en quelque sorte surprendre l’attention de la population par l’utilisation d’un vecteur revêtu d’une grande légitimité, celle de l’administration…

    Il faut sans doute aussi remarquer que le talon d’Achille de ce type de diffusion est son coût considérable pour des résultats forcément aléatoires. La Société d’Evangélisation du département de l’Ain pouvait s’appuyer sur une dynamique importante, concrétisée par l’ouverture de plusieurs lieux de culte et l’édification de plusieurs temples comme celui de Bourg-en-Bresse en 1897. Surtout, l’oeuvre disposait de soutiens financiers importants, grâce à l’engagement de laïcs fortunés, en particulier Mme Maracci qui finançait une part essentielle du budget. C’est la principale contrainte de ce type d’évangélisation. C’est aussi ce qu’expérimentait à la même époque une autre entreprise de diffusion par la poste, à plus grande échelle encore, celle de l’œuvre d’Évangélisation par l’envoi de livres par la poste, fondée à Genève en 1871. Nous en reparlerons.

   Jean-Yves Carluer

 [1] Pierre Pasquet, né le 4 janvier 1834 à Lafitte (Lot-et-Garonne), décédé à Ferney le 22 septembre 1895.

[2] Société d’Évangélisation dans le département de l’Ain, « feuille volante n°6 »,1877, p.7.

[3] Société d’Évangélisation dans le département de l’Ain, « feuille volante n°13 »,1878, p. 13.

Ce contenu a été publié dans Histoire, avec comme mot(s)-clé(s) , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *