Les « Lectrices de la Bible » de la paroisse d’Oberlin

     Le 12 brumaire an XIII (3 novembre 1804), le pasteur Jean-Frédéric Oberlin écrivait au secrétaire de la Société Biblique de Londres une lettre destinée à faire date dans l’histoire de la diffusion biblique.

     Le célèbre philanthrope du Ban de la Roche remerciait Carl Steinkopff (1773-1859), le secrétaire du comité londonien, pour un don assez important qui lui avait permis de se procurer plusieurs dizaines de Bibles venues de Bâle. Il expliquait également le processus qu’il comptait mettre en place pour distribuer ces ouvrages dans sa paroisse. Le sujet n’était pas anecdotique. Le comté du Ban de la Roche s’étendait sur plusieurs vallées dominant la plaine d’Alsace, reliées entre elles par de mauvais chemins et séparées par le col de la Perheux. C’était une sorte de modèle réduit du monde cloisonné qu’était encore la vieille Europe.

     Les gentlemen londoniens se montrèrent vivement intéressés par la méthode mise en oeuvre dans les Vosges. Ils étaient bien conscients que le problème de la diffusion des ouvrages était le goulet d’étranglement qui bloquait l’essor biblique. Le monde du livre venait de connaître des révolutions techniques : le redoutable problème de la composition était enfin résolu par l’invention des plaques stéréoscopiques, les machines progressaient en efficacité chaque jour, et on avait trouvé le financement pour de nouvelles éditions des Écritures. Mais à quoi bon, si les Bibles restaient couvertes de poussière sur des rayonnages oubliés des librairies, ou, pire encore, stockées en caisse dans des recoins de sacristies ? Si l’on voulait répandre la Bible, il fallait des prix bas. Si l’on voulait des prix bas, il fallait de gros tirages. Si l’on faisait de gros tirages, il fallait les écouler en masse. En clair, il fallait amorcer un cycle doublement vertueux, sur les plans économiques et spirituels. Qui aurait suffisamment de foi et d’enthousiasme, dans des Églises habituellement léthargiques, pour consacrer ses forces à l’aventure biblique?

     Pour répartir ses précieux ouvrages, Oberlin aurait dû normalement faire appel aux cadres institutionnels de ses deux paroisses de Rothau et de Waldersbach, utiliser les services de l’instituteur, ou passer par les notables locaux.

     L’idée de génie du pasteur du Ban de la Roche a été de confier cette tâche à des femmes connues pour leur foi et leur engagement chrétien, particulièrement dans le domaine social. Et sa stratégie de 1804, reprise et systématisée par Charles Stockes Dudley, s’est révélée essentielle pour la « révolution biblique ».

     Revenons à la lettre d’Oberlin dont nous citons ici des extraits :

Costume XIXe siècle de la vallée de la Bruche

Costume XIXe siècle de la vallée de la Bruche

« 1) En premier lieu, nous avons Sophie, née Bernard, épouse de Fortuné Bernard de Foudai, une excellente femme, un des joyaux de notre paroisse. Encore fille, elle avait pris chez elle trois jeunes garçons [que] le scélérat de père […] maltraitait physiquement et moralement. Peu après, elle arracha aussi quatre enfants catholiques romains à la misère et à la faim, puis bientôt elle en augmenta le nombre […] A ces braves gens qui ont maintenant des enfants à eux, nous avons donné une Bible avec votre consentement, d’autant que leur Bible à eux est très souvent dehors et prêtée dans les villages catholiques romains.

2) Ensuite Marie, née Müller, femme de J. Henry Schaeppler, de la Motte, demeure à l’autre bout de la paroisse […] Affligée et souffrante elle-même, elle est la mère bienfaitrice, exhortatrice et modèle de tout le hameau […] Là, une autre Bible serait aussi très désirable, car ces braves gens prêtent la leur à beaucoup d’autres. Ils ont également, malgré leur pauvreté, et sans rétribution aucune, élevé quelques orphelins. Elle tient aussi une école gratuite de travaux de femmes, et pendant les intervalles, elle agit sur le coeur.

3) Catherine Martin, veuve Scheidegger […] aussi un joyau, une mère d’orphelins; elle tient une école gratuite et entretient une jeune fille qui, dans les villages d’alentours, instruit les petits enfants…

En outre, il est nécessaire d’avoir beaucoup de Bibles pour les prêter…[1]« 

      Lorsqu’elles ont été mises en place dans toute l’Europe à la suite de l’exemple alsacien, les sociétés auxiliaires et les associations bibliques féminines sont vite devenues essentielles, tout autant pour le financement que pour le témoignage et la diffusion. Qu’elles soient « collectrices », « visiteuses », trésorières ou membres de comités, toute une génération de protestantes s’est engagée dans ce qui apparaissait comme un véritable ministère féminin. Un demi-siècle plus tard, les britanniques trouveront un terme pour désigner celles d’entre elles qui seront finalement salariées dans ces fonctions : les « Biblewomen ». Les Français préféreront les appeler plus modestement « lectrices de la Bibles », sans doute pour ne pas leur reconnaître officiellement un ministère qu’elles ont pourtant largement exercé.

   Jean-Yves Carluer

[1] L’original est archivé dans la bibliothèque de l’Université de Cambridge. Rédigé en allemand, il est reproduit ici selon la traduction effectuée dans l’ouvrage d’Orentin Douen, Histoire de la Société Biblique Protestante de Paris, Paris, 1868, pp. 60-62.

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