Etre colporteur après 1880

Un rôle nouveau : préparer les conférences publiques…

     Nous avons déjà dit sur ce site que l’avènement des libertés d’expression et de communication en 1880 marquait un tournant pour l’évangélisation protestante. Le colporteur biblique était auparavant le seul à pouvoir parcourir à peu près librement le pays. Le message de foi passait d’abord par la page imprimée.

     Quel rôle pour le colporteur après 1880 ? Désormais des évangélistes talentueux aux exhortations efficaces peuvent interpeller des auditoires partout et en tous temps…

     Dans les faits, pourtant, c’est loin d’être le cas. D’abord les brillants orateurs sont rares. Ensuite les autorités locales ou les représentants d’un clergé conservateur peuvent multiplier les obstacles : menaces sur les auditeurs, chantage sur les aubergistes, refus d’ouvrir les locaux. Le colporteur reste indispensable, ne serait-ce que pour annoncer de maison en maison les réunions publiques quand elles ont lieu. On ne peut pas compter sur les journaux et, encore moins, sur les crieurs publics…

     Avant 1880 les colporteurs assuraient seuls la prospection, la distribution de littérature protestante et même les réunions occasionnelles le soir, à la veillée. L’évangéliste ou le pasteur passait ensuite, parfois des années plus tard, dès qu’un auditoire suffisant permettait de nourrir des projets locaux.

     Après 1880, les colporteurs continuent de parcourir les campagnes mais ils fonctionnent de plus en plus en binôme avec les évangélistes pour mettre en place les « conférences » que l’on programme lors des foires et des marchés locaux .

Le texte présenté ci-dessous date du début du XXe siècle et illustre parfaitement la nouvelle complémentarité des ministères. Les Églises réformées, représentées par la Société Centrale Évangélique, poursuivent alors leur projet d’étendre le protestantisme en des lieux qui ne l’avaient point connu, du moins depuis la Révocation. Le récit se passe en 1905 dans le Périgord, entre Dordogne et Corrèze[1]

Jean-Yves Carluer

    « Saint-Mesmin. Conférences aux foires. — Nous recevons de M. L. Koch, notre collaborateur à Saint-Mesmin (Dordogne) les détails qui suivent sur ses essais de conférences aux foires de la région.

     Je me suis heurté dès l’abord, nous dit-il, à deux grandes difficultés : les jours de foire, tous les locaux disponibles sont généralement utilisés comme remises, entrepôts, débits, etc ; ensuite, j’avais compté sans l’esprit du paysan, toujours craintif ; il a peur de «fâcher» celui-ci ou celui-là en louant un local au «protestant».

     Pour éviter de dépenser beaucoup d’argent et de temps en courses et démarches inutiles, je demandai à la Société Évangélique de Genève le concours momentané de son colporteur, M. Mazauric, qui connaît très bien la contrée et possède une bicyclette. M. Mazauric est entré dans mes vues avec beaucoup d’intelligence et de dévouement et le succès de l’entreprise me paraît désormais assuré. Il semble que Dieu ait voulu bénir particulièrement ces efforts tentés dans des circonstances parfois très difficiles.

    Nous avions décidé de débuter par Payzac où je m’étais précédemment assuré un grand local. A la veille de notre tournée une lettre non affranchie m’apprenait que le propriétaire refusait la salle, à cause de son commerce.

    Le début n’était vraiment pas encourageant. M. Mazauric passa une longue journée — malgré un brouillard glacial — à chercher un local, introuvable dans cette localité très cléricale. II y retourna le lendemain, sans plus de succès.

    Comme il faisait une dernière tentative tout en colportant, un paysan l’aborda, et lui dit : « Ah! vous voilà, monsieur. Il y a bien longtemps que je désire vous parler : dites-moi, quand donc viendrez-vous dans notre commune pour y donner une conférence ? »

    Frappé de cette rencontre providentielle, M. Mazauric répondit que nous étions prêts à nous rendre à Saint-Cyr-les-Champagnes, pourvu que nous y trouvions un local et un auditoire. — « Venez demain, lui dit le paysan, et vous verrez ».

    L’homme en question avait habité autrefois Saint-Mesmin Il y a quelques années, étant malade, il reçut une petite brochure de propagande protestante, et, comme son curé le visitait ce jour-là, il le pria de lui en lire quelques pages. Ce dernier, qui ne se doutait pas du contenu du petit livre, commença complaisamment, lut même pendant un certain temps, puis […] il posa brusquement la brochure et partit pour ne plus revenir.

    Ainsi qu’il avait été convenu, M. Mazauric se rendait le lendemain à St-Cyr, rencontrait notre paysan, trouvait un local et affichait ma conférence.

     Le surlendemain, j’avais l’occasion de m’adresser à un auditoire composé en majeure partie d’hommes, de tout âge, qui envahissaient la salle, une cuisine et un escalier. Tous m’écoutèrent avec un intérêt très vif, et, à la sortie, 25 personnes, l’adjoint au maire en tête, achetèrent le Nouveau Testament à M. Mazauric. De mon côté je fis une ample distribution de feuilles populaires. C’était la première fois qu’une conférence protestante était donnée dans cette localité.

    Il a été convenu que nous retournerions à St-Cyr. – Un détail en passant : les gens de cette commune ont généralement refusé de souscrire pour maintenir leur curé-. Le vendredi étant jour de foire à Juillac, M. Mazauric s’y rendit pour s’assurer d’un local.

Juillac

Un quartier ancien du centre de Juillac (Corrèze)

    Juillac est une importante localité à la frontière de la Corrèze et de la Dordogne […) M. Mazauric trouva bientôt ce que nous voulions, une grande salle bien en vue.

     Nous eûmes aussi une conférence à la Quintinie, à l’extrémité de la commune de Saint-Mesmin, et centre de plusieurs villages ou hameaux. Mais le jour avait été mal choisi. Il y avait ce soir-là deux bals pour la jeunesse et deux « assemblées pour casser les noix » (presque tout le village s’y rassemble) et nous n’eûmes que 25 personnes. Nous y retournerons le mois prochain.

    La journée de Juillac fut particulièrement intéressante: il y eut d’abord l’incident amusant du crieur publie, un illettré, qui voulait annoncer une conférence contre la Séparation [de l’Église et de l’État] et qui finalement annonça une conférence politique au lieu de publique.

     Nous eûmes salle comble, à tel point que je dus monter sur une table pour me faire mieux entendre. Malgré quelques interruptions, l’auditoire m’écouta avec intérêt et je dirais même avec sympathie.

    A la sortie, distribution de feuilles populaires ; de son côté, M. Mazauric vend encore 25 Testaments ».

[1] Le Journal de l’Évangélisation, 1906, p. 51-53

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