Des Nouveaux Testaments par la poste ! (2)

Évangéliser sur des sujets d’actualité…

      Nous avons débuté il y a quelques mois sur ce site une courte série d’études historiques sur une forme originale d’évangélisation : la distribution de littérature religieuse protestante par courrier postal. Nous poursuivons aujourd’hui par une présentation du travail réalisé par l’œuvre d’évangélisation par l’envoi de livres par la poste, fondée à Genève en 1871, sous la direction de Jean Philippe Dardier. Ce dernier était responsable du département du colportage de la Société Évangélique, qui patronnait l’entreprise, en relation avec la Société pour la Sanctification du dimanche[1].

Allégorie Société du dimanche

Allégorie à la Société pour la Sanctification du dimanche, dessinée par un correspondant de l’oeuvre d’évangélisation par l’envoi de livres par la poste, se désignant comme « le percepteur d’Embrun ». La date mentionnée est le 20 juillet 1870, jour de mobilisation pour la guerre de 1870. Le sens de l’image peut être celui d’un employé arraché à son travail par une cause supérieure (renommée ?, devoir …) Peut-être aussi l’allégorie fait-elle référence à la signature espérée du législateur interdisant le travail dominical. Un bandeau dans le ciel mentionne la Société pour la Sanctification du dimanche.

    L’examen des titres expédiés au cours des douze premières années, tels qu’ils sont mentionnés dans les premiers Bulletins, offre une large diversité. En fait, l’orientation décidée par le comité a été de faire connaître ses valeurs en commentant les grands événements de l’époque. Lors des premiers exercices, réalisés dans le contexte du traumatisme qui suit la défaite de 1871, les thèmes choisis sont ceux de la réflexion sur la régénération de la France. Rappelons que les protestants suisses, très sensibilisés aux malheurs de l’armée Bourbaki, avaient axé une grande partie de leur apologétique sur le lien qu’ils entendaient discerner entre l’abaissement de notre pays et son rejet de Dieu. Parmi les moyens proposés pour une régénération nationale figurait donc l’observation du repos dominical. J.-P. Dardier demanda à Alexandre Lombard, président de la Société Genevoise de l’Observation du Dimanche l’autorisation de tirer 50.000 exemplaires d’une brochure expédiée systématiquement au clergé catholique français, accompagnée d’un courrier : « Les deux institutions sur lesquelles repose, comme sur deux pivots, la prospérité des nations, je veux dire la patrie et la famille, ont besoin du repos du dimanche ». Les officiers et les hauts fonctionnaires reçoivent, quant à eux, un chapitre tiré à part du Relèvement, du comte Agénor de Gasparin, ancien député et président de la l’Alliance Évangélique. Cela lui vaut quelques réponses fustigeant « Dardier, agent payé par la Prusse »[2]. L’œuvre genevoise expédie encore 25.000 brochures du pasteur Valloton, Le mal et son remède, qui analyse les causes de la défaite de 1870, et 10.000 autres du professeur Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire, Ce qu’il faut à la France, en direction, cette fois, des enseignants[3].

     Les années suivantes, les projets revêtent désormais une dimension sociale. Les aumôniers de prison reçoivent Les sept hommes et Une âme prisonnière, ouvrages antialcooliques dont on avait banni « toute expression qui aurait trahi la provenance de ces envois »[4]. Mais les grands projets, encore inachevés en 1883, sont l’envoi d’un Nouveau Testament, version Segond, à tous les instituteurs de France[5], d’un traité tiré à 40.000 exemplaires aux frais partiels de la Religious Tract Society, de Londres, à l’intention des prêtres catholiques et ayant pour titre Le Serpent d’airain, et de 50.000 Nouveaux Testaments illustrés…

     La ligne religieuse de l’œuvre genevoise est constante. Elle associe une morale stricte et socialement conservatrice à une vision ecclésiale large, un pré-oecuménisme sincère, qui dépasse largement la position tactique nécessaire à l’acceptation par tous de la littérature distribuée. Lorsqu’il est bienveillant, le courrier des lecteurs ne manque pas de souscrire à cette foi débonnaire où Mgr Dupanloup rejoint Agénor de Gasparin citant le colloque de Poissy « laissons les mots qui enveloppent tout, laissons les protestants et les catholiques, soyons des chrétiens »[6]. Mais les correspondants savent parfaitement à quoi s’en tenir sur les livres qui viennent de Genève et ne manquent pas de remarquer les dissonances qu’il constatent avec leur religion catholique.

     Si l’on considère comme représentatif l’échantillonnage publié dans les rapports annuels de l’œuvre d’évangélisation par l’envoi de livres par la poste, les réactions seraient souvent critiques, parfois favorables et quelquefois seulement prêtes « à substituer des croyances raisonnées au catholicisme fatal qui est de mode chez nous »[7]. Les polémiques les plus violentes viennent en réaction aux propositions politiques et sociales d’Agénor de Gasparin sur la nécessaire séparation de l’Église et de l’Etat, ou à son programme de relèvement démographique. Une lettre ironise sur le discours nataliste de l’ancien député : « sirop anti-célibataire, première qualité, composé par M. Le comte de G., pharmacien émérite : – le flacon… gratis ».

       Peut-on mesurer l’impact de l’œuvre genevoise ? Elle interpelle essentiellement des élites, surtout constituées de fonctionnaires. C’était bien la cible choisie. Les échos favorables proviennent en majeure partie de personnes déjà détachées du « catholicisme ultramontain ». Sans beaucoup contribuer à des conversions individuelles au protestantisme, du moins constatées par les pasteurs locaux, la distribution par la poste a certainement contribué à faire connaître les idées protestantes évangéliques dans la société française. Elle a sans doute également inquiété des catholiques conservateurs. On ne peut séparer enfin cet envoi systématique religieux de son contexte politique. La fin des années 70, apogée de l’œuvre postale, est justement l’époque où se concrétise en France l’alliance des protestants avec la république modérée, voire même pour reprendre l’expression de Patrick Cabanel, la « protestantisation de la France républicaine »[8].

     L’entreprise d’évangélisation genevoise, qui s’inscrivait, on l’a vu, dans un cadre beaucoup plus vaste que la simple prédication de « Réveil », a probablement eu un rôle non négligeable dans l’élaboration du système de valeurs nationales qui caractérise cette période

 Jean-Yves Carluer

[1] Sur cette dernière société, lire l’article de Pierre-Yves Kirschleger, « L’internationale protestante d’Alexandre Lombard, dit Lombard-Dimanche, Histoire, Économie et Société, 2009, p. 55-69.

[2] Oeuvre d’évangélisation par l’envoi de livres par la poste, Rapport (1871-1883), p. 22.

[3] Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire (1805-1889), historien, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, a mis sa plume au service de l’évangélisation protestante. Il est, pendant sa retraite, un collaborateur actif et régulier de la Mission Populaire Évangélique.

[4] Idem, p. 30.

[5] 46435 exemplaires ont été expédiés. Les écoles de Corse reçoivent pour leur part 500 N.T. en italien, offerts par la Société biblique britannique.

[6] Cité page 48 de la brochure Le Relèvement.

[7] Oeuvre d’évangélisation par l’envoi de livres par la poste, Rapport (1871-1883), p. 23.

[8] Patrick Cabanel, Les Protestants et la République, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 55-62.

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Une réponse à Des Nouveaux Testaments par la poste ! (2)

  1. FATH dit :

    Bjr, Au moment où « évangéliser » signifie pour beaucoup « apostropher », « aborder », voire « monter à l’arbordage », il est rafraîchissant de penser à cette forme ancienne à la fois distanciée, médiée, et ma foi courtoise. Recevoir une lettre de ce type dément la comptine enfantine – « Le facteur n’a jamais de lettre à me remettre… ». Et puis, on se trouve là replacé dans le grand vent des premières épîtres. Oui, rafraîchissant. Bravo pour ce rappel et cette ouverture, qui donne à penser en termes de mode d’interpellation. ici ce n’est pas le style « festival », ou « campagne », ou, pire encore « croisade »… J’apprécie. gf

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