Le temps des collecteurs bibliques (1)

Des distributeurs de Bibles oubliés.

    Les collecteurs bibliques (1818-1850) sont les grands absents de l’histoire de l’évangélisation en France. Aucun ouvrage ne leur est consacré à ce jour. Alors que la mémoire protestante célèbre et chante même la gloire des colporteurs, le terme de collecteur n’évoque au pire qu’une ponction fiscale et au mieux qu’un bénévolat associatif.

Entretiens religieux 1850

Conversation religieuse devant une chaumière. Gravure illustrant le traité « Qui perd gagne », édité vers 1850 par la Société des Traités Religieux de Paris.

     Or les collecteurs bibliques ont porté des centaines de milliers d’exemplaires des Écritures jusque dans les chaumières les plus reculées de notre pays. Leurs pas ont précédé le Réveil dans bien des terres protestantes jusqu’alors dépourvues de Bibles. Ils ont visité les isolés, guidé la lecture hésitante d’hommes et de femmes à l’alphabétisation sommaire, découvert et aidé des pauvres et des malades. Quelques-uns, dont des dames et des jeunes filles, se sont transformés en prédicateurs improvisés, le tout bénévolement et gratuitement pendant leur temps de loisir, à une époque où la durée moyenne de la semaine de travail était de 60 heures par semaine !

     Qu’est-il arrivé à des chrétiens aussi engagés pour qu’on les ait oubliés à ce point aujourd’hui ? Ils ont simplement été victimes d’une mauvaise étiquette.

     Le terme de collecteur répond théoriquement à leur fonction administrative. Ils (et elles) sont mandatés par une société biblique locale. Leur rôle est de visiter chaque semaine un certain nombre de personnes qui ont demandé à bénéficier d’une Bible ou d’un Nouveau Testament. Le coût de l’imprimé étant encore très élevé, les plus pauvres ne peuvent envisager son achat qu’en mettant de côté un sou par semaine. A ce rythme, il fallait patienter un trimestre pour posséder un Testament et une année pour une Bible entière. Le collecteur entretenait la régularité de l’obole.

     Ce n’est qu’en lisant les travaux des historiens britanniques Leslie Howsam ou Roger Martin relatifs à la British and Foreign Bible Society, institution qui avait inventé ce système sous forme du Penny a week, que je me suis aperçu que ce rôle officiel n’était souvent qu’une convention administrative. La réalité de terrain était fréquemment tout autre. Je l’ai vérifié en commençant à lire les multiples rapports et l’énorme correspondance émanant des centaines de sociétés bibliques locales à l’œuvre dans notre pays. Mais je ne l’ai pas fait tout de suite. J’étais trop occupé à suivre la saga des colporteurs qui ont succédé aux collecteurs, essentiellement à partir des années 1830. Et puis le terme de « collecteurs » ne me disait rien qui vaille. Or, c’était exactement l’inverse. Les colporteurs bibliques ont eu le statut de commerçants puis de salariés, les collecteurs étaient des bénévoles !

     Dans la pratique, les collecteurs commençaient par prêter un exemplaire des Écritures au nouveau souscripteur. Souvent, ils l’aidaient à le déchiffrer, semaine après semaine, et complétaient ainsi son alphabétisation. Cela débouchait sur des conversations spirituelles parfois décisives. Il arrivait qu’au cours de la période de souscription le malheur frappe la famille : chômage, disette, maladie. En accord avec la société biblique locale, le souscripteur faisait la remise de ce qui restait. Mieux, la relation qui s’était établie entre un souscripteur pauvre et un collecteur de condition souvent plus aisée pouvait déboucher sur une aide sociale. Comme le signale Leslie Howsam à propos des Îles britanniques, la distribution biblique débouchait sur une entraide entre classes sociales, dans la complémentarité d’autres œuvres protestantes et catholiques de l’époque.

     Le premier intérêt du système des collecteurs était de présenter aux autorités politiques un mode de diffusion compatible avec la loi. Rappelons que la vente de livres est alors soumise au régime administratif du monopole royal de la librairie, qui surveille minutieusement la diffusion des écrits. Nul ne peut vendre des ouvrages sans patente ni autorisation. Les peines encourues sont particulièrement sévères. Par exception, un pasteur peut vendre à ses fidèles. Les sociétés bibliques locales bénéficient de cette exemption, mais seulement pour leurs sociétaires. Nous rencontrons logiquement des collecteurs avant 1830, sous le régime autoritaire de la Restauration. Quand la révolution des Trois Glorieuses a ouvert plus de libertés, les protestants ont pu envisager des actions généralisées de colportage en direction des catholiques. Quelques précurseurs avaient osé braver la police auparavant, mais ces pionniers, comme Esther Carpentier, Heilmann ou Jean Sol, rares et isolés, attiraient peu l’attention. Ils pouvaient, à l’occasion, se prévaloir du patronage d’une société biblique locale. C’est bien parce qu’il était aussi collecteur que le pionnier du colportage Jean-Baptiste Ladam avait pu être finalement acquitté en 1823[1].

     Ce qui avait été une facilité administrative pour les premiers diffuseurs de Bible s’est finalement retourné contre leur mémoire. Nous essayons ici d’y remédier quelque peu. Nous ferons bientôt connaissance avec quelques-uns d’entre eux sur ce site.

     Le système qui associait sociétés bibliques auxiliaires et collecteurs bénévoles était limité aux frontières du protestantisme, mais c’était le seul adapté aux restrictions des libertés publiques de cette période. L’enthousiasme du départ s’est ensuite progressivement émoussé, d’autant que les besoins des familles protestantes ont été rapidement satisfaits. Mais les distributeurs les plus déterminés n’ont pas baissé les bras. L’âge des colporteurs salariés a pu alors débuter…

 Jean-Yves Carluer

[1] Se reporter à l’article publié sur ce site : http://le-blog-de-jean-yves-carluer.fr/2014/01/31/colporter-sous-la-restauration-1815-1830/

 

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