1853 : Premiers colportages bibliques contemporains en Savoie

Des colporteurs pionniers en Piémont-Sardaigne

    Début août 1853, le correspondant genevois du London Christian Times présentait aux lecteurs de son journal les tentatives de colportage biblique effectuées par la Société Biblique de Genève en Savoie. Rappelons que, jusqu’en 1860, les départements de la Savoie, de la Haute-Savoie et des Alpes-Maritimes étaient partie intégrante du Royaume de Piémont-Sardaigne. Ce n’est qu’à la suite du traité de Turin et du plébiscite du 23 avril 1860 que ces territoires francophones sont devenus définitivement français.

    La Société Biblique britannique et les Genevois avait jusque-là pu fournir discrètement en Bibles les protestants piémontais et savoyards qui étaient tout juste tolérés sous la monarchie de Turin. Ces héritiers spirituels de Pierre Valdo et de Guillaume Farel constituaient ce que l’on appelle l’Église vaudoise. Mais il était hors de question de pouvoir distribuer les Écritures au grand jour et encore moins aux populations catholiques du royaume de Piémont-Sardaigne.

    Au printemps 1848, un vaste et bref mouvement de liberté se répandit à travers toute l’Europe occidentale et centrale. Le roi Charles Albert (1831-1849), qui venait de concéder quelques réformes décida de ne pas s’y opposer, ce qui lui permit de conserver sa couronne. Parmi les mesures libérales qu’il avait dû instaurer figurait la liberté de la presse et la libre diffusion des écrits.

    La société Biblique de Genève décida de prendre au mot le gouvernement piémontais dirigé par le Comte de Cavour. Voici donc le récit de cette tentative telle qu’elle apparaît dans les journaux anglo-saxons :

« Désirant bénéficier de la promesse accordée par le gouvernement sarde de respecter l’importation de Bibles, la Société Biblique de Genève vient de détacher à Chambéry deux de ses colporteurs. La demande des Saintes Écritures a été telle que 1500 exemplaires en ont été vendus en l’espace de 15 jours, diffusés soit par les colporteurs, soit au domicile de l’éditeur du Glaneur[1]. Sur ces 1500 volumes, 1000 étaient des Bibles et 500 des Nouveaux Testaments, tous dans la version De Sacy.

La réaction du parti clérical à cette distribution a été très forte, au point qu’aujourd’hui le travail est pour le moins stoppé. Il a été ordonné de mettre fin à l’importation de Bibles et de Testaments, et même de renvoyer de l’autre côté de la frontière plusieurs caisses qui étaient en transit dans l’entrepôt des douanes de Chambéry. L’archevêque de Chambéry est parti pour Turin où il ne manquera pas de susciter des obstacles à la libre circulation des Livres Saints. Reste à espérer qu’il n’y réussira pas, le gouvernement sarde ayant la ferme intention de veiller au respect de la liberté religieuse garantie par la loi, avec ses nécessaires conséquences« [2].

    La réalité était un peu plus complexe que ne voulait bien le dire l’article cité. La liberté de la presse évoquée par la Société Biblique de Genève était effectivement garantie par l’article 28 des Statuts albertins qui serviront de constitution à l’Italie jusqu’en 1946. Mais la littérature religieuse – et elle seule !- en était immédiatement exclue :

    « Art 28 : La presse sera libre, mais une loi en réprime les abus. Néanmoins les Bibles, les catéchismes, les livres de liturgie et de prières ne pourront être imprimés sans la permission préalable de l’évêque ».

temple EPUDF Chambéry

Le temple de Chambéry (1869). Source : dossier « Réforme et protestantisme en Savoie » (www.sabaudia.org)

   A cela, la Société Biblique de Genève pouvait opposer deux arguments : 1) elle distribuait des Bibles qui n’avaient pas été imprimées en Italie comme c’était interdit 2) Les exemplaires de la version De Sacy portaient l’imprimatur du cardinal Antoine de Noailles, archevêque de Paris. Mais c’était un protecteur des jansénistes, et l’autorisation datait de… 1701, bien avant que la papauté ne condamne les sociétés bibliques.

    L’argumentaire juridique de la Société Biblique de Genève était donc plutôt fragile. Tout dépendait en fait de la bonne volonté du gouvernement piémontais. L’initiative des Genevois était à la fois une sorte de coup de poker et un test de l’administration du nouveau roi Victor-Emmanuel II. Elle se solda par un échec relatif.

    L’ouverture des États sardes à la Bible intervint pourtant peu après, mais ce fut par un moyen inattendu. La monarchie de Turin s’était alliée l’année suivante aux Anglais et aux Français lors de la guerre de Crimée. Ce conflit aussi meurtrier qu’inutile eut un résultat non prévu. Les troupes de la coalition furent abondamment approvisionnées en Bibles par la société de Londres. Selon certains témoignages, les troupes piémontaises les « lisaient à la chandelle dans les tentes, la plupart des nuits après que l’on ait sonné le couvre-feu« [3]. Les soldats rapportèrent les livres au pays. Il était bien trop tard pour les interdire…

    Lors des trois années suivantes, de 1856 à 1858, 12.600 autres exemplaires des Écritures furent répandus dans les États du Piémont-Sardaigne[4]. Le rattachement de la Savoie et du Comté de Nice à la France accéléra enfin cette distribution. L’Église naissante de Chambéry est rattachée au consistoire de Mens (Isère), en 1861.

 Jean-Yves Carluer

[1] Il s’agit du journal Le Glaneur savoyard, feuille appartenant à Grégoire Hudry-Menos, sympathisant de la Société Évangélique de Genève et diffuseur de Bibles. Cette même année 1853, l’évêque de Chambery menace les lecteurs du journal : « Les rédacteurs du Glaneur sont des hérétiques… lecture défendue à tous les fidèles du diocèse, sous peine d’excommunication ». Il n’y a pas encore de temple protestant à Chambéry (voir le dossier Réforme et protestantisme en Savoie, publié sur internet en 2013 par l’EPU de Savoie sur le site www.sabaudia.org).

[2] Cité d’après le bulletin de The American and Foreign Christian Union, 1853, p. 436

[3] William Canton, History of The British and Bible Society, Londres, 1910, t. III, p. 89.

[4] Idem, p. 89.

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