L’étonnante société biblique de Marsauceux.
Habituellement, les organismes partenaires de la Société Biblique Protestante de Paris portaient fièrement le nom d’une grande ville de France, ou, à défaut, celui d’un chef-lieu de consistoire. La société auxiliaire de Marsauceux se contentait de l’adresse d’un hameau à peu près inconnu hors du cercle étroit des Églises réformées.
J’évoque ici cette modeste société, et pour deux raisons : La première, c’est que son président local et collecteur bénévole donnera le jour à un chef de gouvernement de notre pays. La deuxième est que l’exemple de la petite société auxiliaire de Marsauceux exprime parfaitement l’antithèse du cas de Lourmarin, présenté ailleurs sur ce site. Rappelons-nous : A Lourmarin, c’est un pasteur enthousiaste qui organise et prend les rênes de la diffusion biblique en enrôlant des laïcs plus ou moins volontaires. A Marsauceux, c’est l’inverse : un richissime laïc évangélique se montre l’initiateur, l’organisateur et le financier du projet et y enrôle la paroisse locale.
Sans doute faut-il maintenant présenter Marsauceux en 1822. C’est un petit isolat d’un demi-millier de protestants qui avait réussi à se maintenir depuis la Réforme et à traverser une longue période de persécutions. C’est un grand hameau d’agriculteurs, surtout vignerons, situé sur un coteau qui domine l’Eure sur la commune de Mézières-en-Drouais face à la ville de Dreux. Ces Réformés, tôt alphabétisés, avaient conservé nombre de Bibles anciennes dans les diverses versions du XVIIe siècle. C’était tout à fait rare, mais non exceptionnel dans la France du Nord. C’est ce que relate une des premières de leurs lettres adressées à la Société biblique : « la plupart des ménages possèdent les Saints Livres […] et la plus forte partie de nos demandes sera faite pour remplacer des exemplaires en langage gaulois [sic] que les propriétaires ne comprennent plus« [1].
En 1807 Bonaparte érige en oratoire la communauté protestante de Marsauceux. Il y fait affecter trois ans plus tard le pasteur Léon Frédéric Née, dont le père avait été ministre à Orléans. Le temple, qui existe toujours, est construit aux frais des Réformés locaux et inauguré en décembre 1821.
Les vignerons et l’industriel…
L’aisance relative de la paroisse s’explique par l’établissement d’une riche famille protestante dans la région. L’industriel britannique Henry Sykes, qui s’était installé en France à la fin de l’Ancien Régime, avait fait construire à Saint-Rémy-sur-Avre, non loin de Dreux, une usine de filature de coton qui était une des plus modernes alors, avec ses machines Mule Jenny actionnées par les cours d’eau de la vallée. Cet établissement, ainsi que le splendide château local construit par son gendre, William Waddington, banquier Londonien devenu normand, étaient passés dans l’héritage des huit petits-enfants, frères et sœurs intimement liés entre eux. L’aîné, Thomas Waddington (1892-1869), alors âgé de 30 ans, faisait désormais figure de chef d’une famille qui possédera bientôt la plus grande entreprise industrielle d’Eure-et-Loir.
Thomas Waddington et les siens ont été profondément marqués par le Réveil lors de leurs séjours en Grande-Bretagne. Ils se sont intéressés, bien sûr, à la diffusion de la Bible. Dans notre capitale, où il réside habituellement, l’aîné, bien que fort jeune, est une personnalité du milieu évangélique parisien. Il fait partie des fondateurs de la Société Biblique de Paris. Aussi donne-t-il l’exemple quant il s’agit de créer une société auxiliaire en Eure-et-Loir. Ce sera celle de Marsauceux, qui sert de paroisse locale.
La marque de Thomas Waddington apparaît sans cesse dans les documents communiqués par la Société de Paris.
Il est bien sûr le fondateur et le président de la société auxiliaire. Lors du discours du premier bilan annuel, le 23 février 1823, l’industriel rappelle qu’il lui a « fallu vaincre les préjugés des uns et la froideur des autres »[2]. Il semble que le pasteur Léon Née ait été, pour sa part, immédiatement favorable à l’entreprise, et cela dès son origine. N’est-il pas le beau-frère de François Colani, pasteur de Lemé, soutenu financièrement par les méthodistes britanniques ? Léon Née est donc logiquement nommé vice-président. Les autres membres du bureau semblent être des agriculteurs de Marsauceux, rattachés aux familles Blond, Guilles et Debut. L’usage de surnoms pour les différencier semble attester d’une longue pratique d’endogamie locale.
En 1823, Thomas Waddington réussit à créer une société branche à Saint-Rémy-sur Avre, présidée par son frère Alfred, directeur technique de la filature. Les sociétaires en sont ses propres ouvriers, notamment des techniciens d’origine britannique.
En sus de ses fonctions administratives, Thomas Waddington se fait collecteur. Selon son propre témoignage, il entreprend durant l’été 1822 une tournée dans le département d’Eure-et-Loir où il visite la plupart des ménages protestants[3]. L’industriel, enfin, est le principal contributeur, et de loin, de la société auxiliaire, suppléant à la pauvreté des autres sociétaires de Marsauceux quand ces derniers sont victimes d’un incendie collectif du hameau.
Reste une question que l’historien se doit de poser. Le zèle des frères Waddington est-il uniquement motivé par leur engagement spirituel ? Ne camouflerait-il pas également quelque motivation politiques ? On sait que les Waddington, tout comme leurs coreligionnaires filateurs de Mulhouse, ont été des « patrons sociaux »[4]. Les fils de Thomas connaîtront d’éclatants succès électoraux[5]. Faut-il leur appliquer la thèse émise par Leslie Howsam, selon laquelle un des ressorts du succès des sociétés auxiliaires en Grande-Bretagne était l’appui des landlords locaux qui y voyaient un moyen de légitimer leur statut en multipliant les dons de livres[6] ? Cela ne semble pas du tout être le cas pour les frères Waddington : la sollicitude du père s’est étendue sur l’Eure-et-Loir, la carrière politique des fils se fera dans l’Aisne et en Seine-inférieure. Il faudrait aussi parler de leur sœur, Maria. Mais cela méritera un autre article…
[1] Bulletin de la Société Biblique Protestante de Paris, 1822, p. 78
[2] Idem, 1823, p. 164.
[3] Idem, lettre au comité rédigée à Saint-Rémy-sur-Avre, 2 septembre 1822.
[4] Député puis sénateur, Richard Pendrell Waddington (1838-1913), fils de Thomas, a été rapporteur de la loi de 1892 sur le travail des femmes et des enfants.
[5] William Henry Waddington (1826-1894), également fils de Thomas, a été député, ambassadeur, ministre et président du conseil sous la troisième république (1879).
[6] Leslie Howsam, Cheap Bibles, Nineteenth-Century Publishing and the British and Foreign Bible Society, Cambridge, 2002, p. 39-50.