Le Havre 1850

   Les évangéliques du Havre au milieu du XIXe siècle

     La décennie qui sépare le départ du pasteur Eli Sawtell (1842) de son retour (1854) est une période déterminante pour les protestants évangéliques du grand port de la Manche.

     L’aumônerie des marins anglophones, confiée au pasteur E. E. Adams pendant l’essentiel de cette absence, disposait maintenant de beaux locaux neufs. Sans doute même, la « chapelle anglo-américaine » de la rue de la Paix était-elle quelque peu surdimensionnée pour l’auditoire attendu. Le contexte économique et social évolue en effet très vite. La grande crise de 1847-1848 a même tendance à accélérer les mutations.

Une cité en expansion

     La ville du Havre a fait éclater son corset de vieilles murailles et s’est développée vers le nord, où se trouvent les nouveaux quartiers bourgeois. Le plus célèbre est la Côte d’Ingouville, aujourd’hui Rue Félix Faure, du nom du président qui y a résidé. C’est là que se sont installés les notables protestants venus de l’est du pays, libéraux mêlés aux évangéliques, dont les villas cossues se succèdent presque sans discontinuer. La chapelle anglo-américaine se situe juste au pied de cette artère.

    A l’est, le creusement du bassin de l’Eure et la construction des nouveaux docks ont entraîné le développement de quartiers populaires.

     L’expansion rapide de la ville y amène une population nouvelle, tandis que s’y établissent de nouveaux établissements industriels, par exemple des usines de mécanique navale, car les steamers à vapeur remplacent de plus en plus les grands voiliers. Une de ces usines, construisant des machines de propulsion navale, a pour ingénieur le suisse Henri Edouard Dubied (1823-1878), l’oncle de la future évangéliste Hélène Biolley.

Paquebot mixte vers 1850

Paquebot mixte vers 1850

    L’évolution des activités maritimes havraises se fait au détriment du nombre de résidents américains : l’armement baleinier est en sérieux déclin. Les cétacés se font plus rares et les armateurs normands ont progressivement relayé, sur instruction du gouvernement français, les pionniers du Connecticut comme Jeremiah Winslow. C’est une des bases de la colonie américaine qui s’étiole. Le trafic transatlantique lui-même est entré en mutation, car les premiers paquebots à propulsion mixte ont fait leur apparition. Ils remplacent peu à peu les packets, ces grands trois-mâts rapides de messagerie armés à New-York, dont les capitaines étaient devenus les nouveaux seigneurs de l’Atlantique. Très compétents et bien payés, souvent évangéliques, ils formaient une partie de la congrégation de la chapelle de la Mission des marins. Ils y étaient d’autant plus actifs que les vents défavorables rallongeaient souvent leurs séjours en retardant les départs, parfois de plus d’une semaine. Cette contrainte disparaît avec la vapeur.

     Mais de nouvelles lignes font leur apparition. De petits bâtiments mixtes desservent à partir du Havre les ports de la Manche et même de la Mer du Nord. Un exemple : l’armateur local protestant Auguste Brostrom s’est associé avec son coreligionnaire brestois Édouard Corbière pour fonder dès 1839 la Compagnie des Vapeurs du Finistère, qui assure deux rotations par semaine vers Morlaix. Il ne s’agit pas de ravitailler seulement Le Havre en produits agricoles, mais bien Paris, car le chemin de fer n’atteint pas encore la Bretagne. Conséquence inattendue, la Compagnie des Vapeurs du Finistère draine bientôt des dizaines de milliers de migrants venus du Trégor et du Léon. Ce nouveau prolétariat s’entasse dans les taudis du Vieux Havre.

     D’autres migrants font étape à l’embouchure de la Seine[1]. Le grand courant de peuplement de l’Amérique concerne désormais des populations venues d’Allemagne et d’Europe orientale. Le Havre, ou résidaient déjà nombre d’Alsaciens et de Rhénans, est pour plusieurs d’entre eux le port d’embarquement vers le Nouveau Monde. C’est toute une population flottante qui se presse en ville dans l’attente des paquebots où elle va voyager entassée. Des pasteurs et évangélistes scandinaves et allemands sont présents au Havre. Le pasteur Knappe (1839) a été relayé par ses collègues Müntz (1846), Rader (1848), Körber (1849). Il est de plus en plus question de donner un statut officiel à ces ministres du culte. A la fin de l’année 1850, le révérend E.E. Adams transmet à son collègue Baird une circulaire distribuée par le pasteur réformé de la ville : « Il est infiniment désirable d’établir au Havre un service régulier en langue allemande… Le consistoire protestant offre l’usage de son temple pour concrétiser ce projet. Il recrutera le ministre du culte approprié s’il réussit à trouver le financement correspondant à un salaire annuel de 3000 francs pendant trois ans« [2]. Suivait l’appel à contribution. Cette initiative permet d’appeler le pasteur Kopp en 1854 puis d’organiser en 1862 la nomination de son successeur, A. Burghard, comme troisième pasteur concordataire.

Les protestants entre éclatement et compromis

     Au sein du protestantisme havrais, là encore, les choses bougent très vite. La paroisse réformée, qui comprenait déjà près de 2000 âmes n’avait toujours qu’un seul pasteur en 1851. Nicolas Poulain, dont la position théologique était connue comme très libérale, ne pouvait convenir à la proportion croissante de son Église qui avait été touchée par le Réveil. C’est ce qui explique la venue d’un pasteur suisse dès 1832 et la constitution d’une Société Évangélique du Havre, bientôt rattachée à la Société Évangélique de France, et dont nous avons déjà parlé sur ce site. Seule la langue séparait l’auditoire de ce groupe de celui de la Mission des marins. Et encore plusieurs personnalités bilingues faisaient-elle le lien, comme Frédéric De Coninck ou les frères Monod. Voila pourquoi le collaboration fut active dès le début.

     L’édification de la chapelle anglo-américaine ne pouvait qu’intéresser le groupe évangélique réformé plus ou moins dissident qui demanda à pouvoir en disposer pour ses réunions du dimanche après-midi. Il fit même transiter une demande d’aide à la Foreign Evangelical Society par le pasteur E. E. Adams :

« A la requête de l’American Seamen’s Society, le comité a accepté de contribuer au soutien de la chapelle américaine du Havre pendant deux ans […] et lui a remis 1000 dollars…

La raison de cette mesure réside dans le fait que la chapelle reçoit, en plus des marins, de nombreux résidents anglais, américains et français. Elle est occupée à temps partiel par des services évangéliques en langue française dirigés par un pasteur sérieux et excellent« [3]. Il y avait encore effectivement cette année-là un agent de la Société Évangélique de France en poste au Havre. Il s’appelait Jean Vivien et habitait Ingouville, mais ne tarda pas à quitter la cité[4]. Selon Jean Baubérot, en effet, la Société Évangélique de France cessa son activité au Havre durant l’exercice 1846-1847[5]. Cette société n’avait jamais été très à l’aise dans son soutien d’une assemblée dissidente dans la grande ville. Elle en parle très peu dans ses rapports alors que Nicolas Poulain multipliait les protestations. On peut avancer l’hypothèse que la demande d’aide des évangéliques havrais était d’abord destinée à soutenir un ministère pastoral remplaçant Jean Vivien. Mais une solution de concorde a pu être trouvée avec la nomination d’un deuxième pasteur officiel réformé, de tendance évangélique cette fois. D’abord suffragant en 1851, Henri Amphoux (1826-1915) devint titulaire de la seconde chaire du temple du Havre, créée le 16 avril 1854. De son côté Nicolas Poulain était remplacé par Ernest Fontanès (1828-1903), venu de Montpellier. Deux pasteurs, un évangélique et un libéral, le compromis pouvait restaurer l’unité et apparemment satisfaire les deux partis. Il dura une vingtaine d’années.

     Mais la multiplication des postes pastoraux dans la ville, la diminution de l’auditoire maritime américain, la dilution des ressources financières locales sollicitées par de nombreux projets, tout cela menaçait sérieusement le Béthel des marins, malgré les qualités personnelles du pasteur E.E. Adams, qui rentra en Amérique en 1852.

     Il devenait donc urgent qu’Eli Sawtell reprenne une nouvelle fois le flambeau.

 Jean-Yves Carluer

[1] Sur ce sujet, voir Philippe Manneville, « Migrants et protestantisme au XIXe siècle », Migrants dans une ville portuaire : Le Havre (XVIe-XXIe siècle), p. 59-68, le Havre, 2005.

[2] American and Foreign Christian Union, Rapport de 1850, p. 435.

[3] Foreign Evangelical Society, Rapport de 1846, p. 31.

[4] Jean Louis Isaac Vivien, né Genève en 1803, mort à Paris en 1870. Il avait été évangéliste à Melun en 1842. Après son départ du Havre en 1846, il prit en charge la paroisse réformée d’Arras en 1850 et y construisit le temple en 1863.

[5] Jean Baubérot, L’évangélisation protestante non concordataire en France et la liberté religieuse au XIXe siècle : la société évangélique de 1833 à 1883, p. 111.

 

Ce contenu a été publié dans Histoire. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *