Colporter à la Belle Époque (3) -suite et fin

La vie quotidienne du colporteur en 1912

     Nous terminons ici la courte série de textes consacrés par Georges Lenoir en 1912 aux agents itinérants de la Société Évangélique de Genève. C’est surtout dans cette dernière partie qu’apparaissent les mutations du métier de colporteur protestant.

– Les moyens de communication se sont améliorés, et les colporteurs prennent le train et les tramways, mais en cas de besoin uniquement !

– L’éventail de la littérature distribuée s’est sensiblement élargi. De nouveaux almanachs ont fait leur apparition, et la littérature antialcoolique a sa place dans la sacoche.

– la « Belle Époque » est un temps de grande liberté d’expression. Les colporteurs ne sont plus importunés par la police. Ils peuvent même organiser des réunions spontanées sans autorisation administrative, même dans la rue !

– Les mentalités ont changé. Le clergé catholique reste le plus souvent encore hostile aux traductions de la Bible en langue populaire. Mais le plus grave problème rencontré par les colporteurs est l’indifférence des populations. D’un côté, une part croissante de la population s’éloigne de toute foi religieuse, de l’autre, la multiplication des magazines et des journaux en circulation banalise la page imprimée. Le colporteur évangélique doit faire appel à des talents oratoires qui se rapprochent de plus en plus de ceux d’un évangéliste. C’est ce qui explique que les deux fonctions ont désormais tendance à se confondre en ce début du XXe siècle.

– Restent les épreuves du quotidien, la pluie, le froid, les moqueries…

Robert Godet

Le colporteur Robert Godet, de l’Église missionnaire de Barbezieux (Charente), peu avant la Seconde guerre mondiale. Source : Histoire des protestants charentais, p. 329.
On remarquera l’équipement du colporteur cycliste, sans doute en partance pour une tournée de quelques jours : le chapeau « scout » idéal contre la pluie et la couverture-pélerine à l’avant, la valise d’effets personnels à l’arrière, et la sacoche de littérature en bandoulière.

    Revenons donc à notre texte :

 » Mais voici la belle saison qui prend fin, les jours diminuent, les dernières récoltes sont rentrées […] Courageusement, nos colporteurs ont donc rempli leur sac des livres que leur a remis leur directeur, et ils s’en vont, le plus souvent à pied, quelquefois à bicyclette sur une machine que la société leur a aidée à acquérir, ou dont elle leur rembourse les réparations. S’ils s’en vont loin, ils peuvent prendre le chemin de fer, mais ils doivent se souvenir des conseils contenus dans le Manuel du colporteur que chacun d’entre eux possède et que voici : « le colporteur doit faire les frais de voiture ou de chemin de fer, que nous lui remboursons, que lorsqu’il doit se rendre dans un champ de travail éloigné, autrement il manquerait à sa mission de semer le long du chemin […]

Que sèment-ils donc ces colporteurs ? En tout premier lieu, les Livres saints : la Bible, le Nouveau Testament ou des extraits. Comme vous le savez, nous ne nous ne les distribuons pas, nous les vendons, ce qui est très différent et demande un travail considérable, mettant en jeu mille qualités[1]. Mais le sac de nos ouvriers contient encore des almanachs et des traités variés. Quand on a repoussé le Livre saint, même l’édition catholique et approuvée, on achète parfois un volume à couverture illustrée qui, dans notre idée, amènera un jour son possesseur à la vérité et au désir de posséder la Bible […]

Ainsi nos colporteurs s’en vont, pénétrant dans les intérieurs, s’arrêtant au coin des rues, répandant partout la plus belle des semences.

Les jours sont courts…

À midi, ils interrompent leur travail ; ils cherchent un banc sur une promenade, déposent leur besace et avalent leur modeste déjeuner, car la besogne est pénible, il faut entretenir une famille. Sinon, à l’auberge, c’est pour eux une occasion nouvelle de rendre témoignage en se recueillant avant le repas. Ils ne s’arrêtent, au fond, jamais de travailler. Y a-t-il occasion plus aisée de lier conversation avec son voisin lorsque celui-ci repose sur le même banc que vous ? […]

Après son frugal repas, le colporteur s’empresse de repartir, car c’est l’hiver et les jours sont courts. Il faut profiter des bonnes heures. S’il se laisse arrêter par la pluie, ce qui arrive parfois, c’est qu’il n’a pas compris sa mission comme ce colporteur qui nous a confié : « Il faut du courage, dit-il, car il pleut en abondance. Lorsque je rentre dans les maisons, tout ruisselant d’eau, ce n’est pas fait pour disposer les gens à acheter. Mais j’explique que les livres que je viens leur offrir ne sont pas vendus pour gagner de l’argent, mais pour faire du bien ». Mais il ajoute plus loin : « La journée est propice pour faire du bon colportage parce qu’il pleut et que les gens sont à la maison » […]

L’entrain et le dévouement qu’apporte les colporteurs à leur travail les amènent bien souvent à faire autre chose que le colportage proprement dit, et nous ne saurions leur en vouloir, car souvent c’est sur leur temps de repos qu’ils prélèvent quelques heures pour les autres. Écoutons ces récits de deux de nos plus actifs amis :

– « A L., je suis invité, le soir, à donner une réunion en plein air où j’ai pu leur annoncer l’Évangile jusque vers 23 heures. L’homme qui m’a porté la table et la lampe m’a invité chez lui après la réunion et m’a acheté la Bible. À cette réunion, il y avait l’instituteur de l’école, sa femme et ses enfants, et même le curé sur un balcon, ainsi qu’on me l’a dit après » […]

– La nuit de Noël, écrit P., j’accompagne deux amies et mon fils cadet qui vont chanter un cantique spécial sous les fenêtres de malades qui leur ont été signalés ou qu’ils ont visités eux-mêmes. Entre 11 heures du soir à 1 heure du matin, à l’heure où les églises sont pleines de monde et où, dans les cafés, a lieu le réveillon, nous avons parcouru bien des rues étroites par un beau clair de lune ». Les passants attardés s’arrêtent, écoutent et crient « merci » et « encore » ; les chanteurs distribuent des traités »[2].

 Jean-Yves Carluer

[1] On peut constater que les distributions gratuites de livres bibliques réalisées dès cette époque par certaines sociétés évangéliques représentaient une distorsion de pratique et un clair handicap pour les œuvres plus anciennes qui en étaient restées au principe de la vente obligatoire par colportage.

[2] Société Évangélique de Genève, Rapport de 1912, p. 22-27.

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