Évangéliser les migrants (1902-1948)
Lorsque Luigi Arnéra est embauché par la Société Évangélique de Genève, c’est dans le cadre d’un programme de colportage intensif de littérature biblique auprès des nombreux immigrés italiens alors présents sur la Côte d’Azur.
Depuis la fin du XIXe siècle, la pression démographique et la pauvreté se sont conjuguées pour porter hors de leur pays d’origine nombre d’habitants de la péninsule. Des jeunes hommes, d’abord, suivis parfois ensuite par toute leur famille. Ces migrations n’ont pas souvent été bien accueillies par les populations du Sud-Est de la France qui voyaient en eux des concurrents sur le marché du travail. Les historiens Gérard Noiriel et José Cubéro ont mis en lumière toute l’hostilité rencontrée par ces migrants. Cette haine culmine lors des événements dramatiques des 16 et 17 août 1893 quand au moins une dizaine d’ouvriers italiens de la Compagnie des Salins du Midi sont massacrés à Aigues-Mortes[1].
La Société Évangélique de Genève (SEG) voit, au contraire, dans ce courant migratoire une opportunité bienvenue pour faire connaître la Bible et la foi protestante à des populations pratiquement impossibles à atteindre sur leurs terres natales. L’histoire personnelle de Luigi Arnéra, obligé de fuir son pays après sa conversion, illustre bien le poids des pressions sociales et religieuses qui verrouillaient encore la diffusion évangélique dans la péninsule.
Les responsables suisses de la SEG ont eu tout autant à cœur l’évangélisation protestante de l’Italie que celle de la France. Mais leurs initiatives régulières avaient rencontré peu de succès de l’autre côté des Alpes.
Or, depuis la fin du XIXe siècle, les sociétés de colportage évangélique disposent de certains retours d’expérience concernant les populations transfrontalières. Leurs agents ont constaté que les travailleurs migrants sont d’autant plus intéressés par la Bible qu’ils sont loin de leurs clochers ! Ces observations ont été faites dans les Pyrénées par Albert Cadier, dont le travail a été poursuivi par Jacques Delpech, et également dans le nord de la France dans le cadre de l’Église Missionnaire Belge. L’exemple de la Mission de Trémel, en Basse Bretagne, avait été également concluant : le pasteur Le Coat avait dépêché des colporteurs à Jersey, le temps des récoltes saisonnières, puis un évangéliste au Havre. François Le Quéré, soutenu financièrement par la SEG, y avait rassemblé momentanément en 1887 des auditoires bretonnants de plusieurs centaines de personnes qui donnèrent naissance à une Église baptiste.
Voilà pourquoi les Genevois s’intéressent particulièrement aux migrants italiens au début du XXe siècle. La SEG déploie à leur rencontre deux ou trois colporteurs, dont un dans les Bouches-du-Rhône et l’autre dans les Alpes-Maritimes. Ces efforts sont fructueux : « Les Italiens établis comme ouvriers dans les départements du littoral méditerranéen ont acheté beaucoup de Livres Saints, et la Bonne Nouvelle pénètre grâce à eux en Italie dans des milieux que n’atteindraient peut-être pas les Églises. C’est ainsi qu’un jeune homme achète le Nouveau Testament pour l’envoyer à ses parents, en Italie, et qu’un autre achète la Bible et l’envoie au curé de son village« [2].
Luigi Arnéra se trouve dès 1902 au cœur de ce dispositif, ce qui ne l’empêche pas d’étendre son ministère à l’ensemble de la population.
» L. Arnéra, dans les Alpes-Maritimes, a du succès auprès de ses compatriotes ouvriers italiens. En passant près d’un bâtiment en construction, un maçon lui dit :
– Avez-vous une Bible ?
– Oui
– Donnez-la-moi, je veux avoir ce livre
– Italienne ou française ?
Après un peu de réflexion :
– Donnez-moi la française, pour que mes enfants puissent lire. Plus tard, je vous prendrai l’italienne, ce sera pour moi ! ».[3]
Un autre exemple, relaté dans le rapport de 1910 :
« Un jeune homme s’approche de moi, dit Arnéra, qui travaille parmi les Italiens de la Côte d’Azur, et prend en main une Bible. Il l’examine, puis il la pose sur mon étalage. Il la reprend, la feuillette longuement, lit ça et là quelques pages, puis il la repose en soupirant. je lui lis quelques versets. Tout émerveillé, il dit : « Ah ! Quel livre, quelle beauté, quelle beauté ! Il s’en va lentement, puis revient, s’arrête encore à considérer et à lire. Tout à coup, il s’écrie : « Je veux ce livre, je le veux absolument ; voyez, je suis malade, sans ressources, loin de ma famille, loin de mon pays, et je n’ai plus que trois francs, mais, quand même, je veux ce joli livre ; je l’envelopperai bien comme il faut et je le garderai dans mon sac afin qu’il soit toujours avec moi »[5].
(A suivre)
[1] Gérard Noiriel, Le Massacre des Italiens, Fayard, 2010.
[2] Société Biblique de Genève, Rapport de 1909, par F. L. Perrot, p. 35-37.
[3] F. L. Perrot, Rapport du département du Colportage de la Société Évangélique de Genève, 1906, p. 42-43.
[4] Société Biblique de Genève, Rapport de 1903, p. 35-37.
[5] Société Biblique de Genève, Rapport de 1910, par Victor Broux, p. 19.