Colporter en temps de guerre…
Luigi Arnéra a connu deux conflits mondiaux au cours de sa longue carrière de colporteur-évangéliste. Du premier, celui de 1914-1918, les archives de la Société Évangélique de Genève conservent la trace, facilement accessibles dans les rapports annuels imprimés. Ils nous livrent l’image d’un colporteur essayant de s’adapter aux restrictions et aux contraintes d’un pays belligérant. L’essentiel est de porter l’Évangile à des populations éprouvées, parfois très attentives, parfois révoltées contre Dieu, que certains accusent de leurs malheurs.
La vie quotidienne n’est pas facile pour la grande famille Arnéra. Le couple a eu neuf enfants. Les plus grands garçons ne sont déjà plus à leur charge mais ils sont sous la menace d’une mobilisation qui les mènerait au front.
De ce côté, la famille Arnéra est dans une situation délicate. Les parents et les six aînés ont la nationalité italienne puisqu’ils sont nés à Strevi. Les plus jeunes sont français. Pendant l’automne 1914 et l’hiver 1915, l’Italie est officiellement neutre. Le péninsule était théoriquement alliée à l’Allemagne en 1914, ce qui faisait de ses ressortissants des suspects, alors que la France généralisait la chasse aux espions et autres suspects.. Les étrangers doivent se faire recenser et leurs déplacements sont réglementés. Luigi Arnéra est doublement suspect comme italien et salarié d’une organisation suisse. Cela n’a pas dû être très facile à vivre, mais, de plus, son ministère de colporteur s’en est trouvé singulièrement réduit et limité à la région côtière.
Le ravitaillement, déjà difficile en temps ordinaire, devient problématique. L’inflation galopante grignote chaque jour l’allocation libellée en francs qui vient de Genève. Il faut jongler avec les tickets de rationnement.
L’entrée en guerre du Royaume d’Italie aux côtés de la France et du Royaume-Uni, le 23 mai 1915, clarifie les choses. Mais elle fait désormais peser une lourde menace sur la famille du colporteur dont quatre fils sont désormais mobilisables au-delà des Alpes. L’aîné, Attilio, alors âgé de 29 ans, qui avait souffert de méningite dans son enfance, est réformé. Il en va de même de Claude, 20 ans, qui échappe également à l’uniforme. Restent Hector et Idalgo. Le premier a demandé le service de santé, comme beaucoup de pasteurs, d’évangélistes et de colporteurs qui devenaient brancardiers. Cette tâche très dangereuse leur évitait l’usage des armes. Et cette affectation les transformait en aumôniers bénévoles. C’est ce qui arriva à Hector. Restait Idalgo, à qui sa formation de mécanicien valut d’être affecté dans l’aviation. Le séjour forcé des deux frères dans leur pays natal leur permit également de reprendre contact avec leur famille élargie, restée à Strevi. Ils purent revenir sains et saufs. Luigi Arnéra put jouir ainsi du rare privilège pour un père de famille nombreuse de retrouver tous ses fils en 1919.
De nouveau sur les routes…
De ce côté des Alpes, le colporteur se montra plus actif que jamais dans un pays en guerre. La Côte d’Azur se trouve évidemment loin des fronts. Mais les contacts avec les militaires sont fréquents. L’usage veut que les sociétés bibliques leur offrent gratuitement les Saintes Écritures.
Il y a d’abord les soldats qui partent. Les mois passants, les conscrits sont de plus en plus inquiets et manifestent un grand sérieux quand le colporteur leur parle de Dieu :
– « C’est ainsi que, par exemple, aux portières d’un train de soldats partant pour le front, il distribue le reste de ses livres, 50 Évangiles et 4 Nouveaux Testaments, « qu’ils reçurent avec plaisir ». D’autres encore en voulaient, mais hélas ! Je n’en avais plus ».
– « À Saint-Raphaël, distribution d’Évangiles et de Nouveau Testament, au nombre de 156 en tout, à des soldats et quelques noirs.
– « À Antibes, c’est une centaine de militaires partant pour le front, auquel il distribue 30 Évangiles environ, qui, du reste, « sont reçus avec joie ». Dans une autre station, ce sont des soldats malgaches qui ont accepté les Évangiles » avec une grande reconnaissance « [1].
Le Midi de la France est aussi une région de débarquement de troupes venues d’outre-mer :
– « Je m’approche de quatre soldats noirs ; je leur parle de la Vérité et de l’Évangile. Ils écoutent comme des enfants et me disent : « Nous croyons au Seigneur Jésus, nous sommes de l’île de la Réunion et nous nous tenons entre nous quatre, justement, parce que la conduite de tant d’incrédules nous dégoûte ». Ils reçoivent avec joie l’Évangile et le Nouveau Testament. —« Dans la même ville, je suis invité à apporter une Bible chez une dame parisienne ; elle me reçoit dans son salon et se déclare lassée du catholicisme. En deux visites, j’ai eu la satisfaction de laisser une Bible, un Nouveau Testament et quelques brochures »[2].
Colporter en temps de guerre, c’est aussi exercer un ministère auprès des nombreux blessés et invalides que la République rapatrie dans les hôtels de la côte transformés en hôpitaux auxiliaires :
– « Un militaire des environs de Paris, auquel on a coupé la jambe gauche, se trouve au Cannet de passage, et il est surpris mais content quand je lui fais cadeau d’un Nouveau Testament. Sur le bord de la mer, quatre blessés reçoivent avec une grande reconnaissance chacun un Nouveau Testament[3]« .
– « À Cannes, parmi les blessés, il y en a un, catholique convaincu, qui m’est présenté par un chrétien et avec lequel je lie une longue conversation. Il est étonné de tout ce qu’il entend. Deux heures environ passent vite. Il est tard, il faut rentrer, mais le rendez-vous est donné pour le lendemain vers six heures du soir. Nous nous entretenons encore jusqu’à 9 heures. Le lendemain, un autre entretien a lieu de 6 à 9 heures et demi. Cette fois il y amène un de ses collègues[4]« .
Mais le cœur du travail du colporteur reste l’évangélisation des populations civiles restées dans les Alpes-Maritimes. C’est un temps de grande souffrance pour beaucoup :
– « Dans la campagne de la Napoule, un jeune homme (16 ou 17 ans), resté seul avec sa soeur de 14 ans, porte le deuil de sa mère, morte en mars dernier. Il reçoit avec empressement un Nouveau Testament pour l’envoyer à son frère au front. Dans ce village, j’ai pu annoncer le Christ malgré les attaques des ennemis de la Lumière, et fait une bonne distribution d’Évangiles[5]« .
– « Comme d’autres de ses collègues, Arnéra constate un esprit de révolte contre Dieu beaucoup plus fréquent chez les civils que chez les militaires, et une hostilité plus grande chez les femmes que chez les hommes contre les protestants[6]« .
Heureusement, ce n’est pas toujours le cas :
– « À Cannes, enfin, c’est un groupe de femmes ayant mari ou leur fils à la guerre, qui non seulement désiraient posséder elles-mêmes l’Évangile, mais en réclament des exemplaires pour les envoyer à leurs proches sur le front[7]« .
Mais la guerre mondiale se termine enfin. Une nouvelle étape s’ouvre pour l’évangéliste Luigi Arnéra et ses enfants.
(A suivre)
[1] Société Évangélique de Genève, Rapport de 1918, p. 30-31.
[2] Idem, Rapport de 1919, page 15.
[3] Ibidem, Rapport de 1916, page 23
[4] Ibidem, p. 24.
[5] Ibidem, p. 23.
[6] Ibidem, p. 25
[7] Ibidem, Rapport de 1918, p. 31.
This was very interesting to read. My brother sent me the link.
The family Arnera are my family, and Luigi was my great grandfather. His daughter Pierette was my grandmother.