Les collecteurs des champs -2

1826 : des Bibles neuves ou empoussiérées ?

    Le haut plateau du Trièves, au cœur des Alpes, entre Vercors et Dévoluy, est un des espaces refuges où les Calvinistes français ont pu affronter victorieusement les persécutions des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette véritable petite république huguenote, entourée de montagnes, rassemblait très exactement, selon le recensement effectué en 1828 par la Société biblique auxiliaire de Mens, sa capitale, 562 familles protestantes, regroupant 2342 personnes. 1653 d’entre elles savaient lire et écrire, c’est-à-dire l’essentiel des adultes.

    Cette forte proportion de scolarisés en faisait un modèle par rapport au protestantisme rural du Sud-ouest et du Midi, ou, dans certaines paroisses, l’analphabétisme était encore dominant. Signe de cette excellence, Mens était devenu la capitale consistoire de tout le département de l’Isère, passant même devant la préfecture, Grenoble. C’est dans le Trièves, enfin, que s’est établie une des plus fameuses écoles normales protestantes du XIXe siècle.

    Si la vie quotidienne était rude sur le plateau, les protestants du Trièves étaient loin d’être isolés sur le plan spirituel. Ils bénéficiaient d’une des plus précoces sociétés bibliques auxiliaires du pays. Le pasteur André Blanc, de Mens, était fort dynamique. Favorable aux idées du Réveil, il n’avait pas hésité à se faire aider d’un jeune auxiliaire venu de Genève, malgré son manque de diplôme et sa réputation de mômier, c’est-à-dire de séparatiste. Remarquable prédicateur et d’un zèle absolu, Félix Neff s’illustra bientôt comme l’apôtre du département voisin, celui des Hautes-Alpes.

Trièves

Saint-Sébastien en Trièves. Photo www.trieves-vercors.fr (Trièves Office du tourisme)

     Le jeune revivaliste prêcha plusieurs fois, par exemple, à Saint-Sébastien-en-Trièves, commune où les catholiques étaient majoritaires. La paroisse protestante était encore trop petite pour avoir un pasteur résident. Elle disposait pourtant d’un assez beau temple, ancien prieuré datant du XIIe siècle et même, depuis 1825, d’une petite « société biblique branche », comme on disait alors. C’était une subdivision de la société auxiliaire de Mens.

    Plusieurs familles du pays avaient pu conserver leurs anciennes Bibles datant du XVIIe siècle. C’étaient, le plus souvent, les agriculteurs les plus aisés car ces livres étaient très coûteux en ce temps-là. La nouvelle société biblique branche avait immédiatement organisé en 1825 une tournée dans la commune pour lancer les souscriptions pour des Bibles neuves, version Ostervald. Deux collecteurs se mirent en marche, c’étaient M. Dupont ainsi que Jean Baulme, responsable principal qui portait à cet effet le titre de « commissaire ». Ils présentèrent leur rapport lors des réunions d’assemblée générale tenues au temple les 21 janvier et 18 février 1826, en présence du pasteur Blanc[1].

Deux exposés très différents !

    La première fois, les paroissiens entendirent un discours, à vrai dire assez emphatique, de M. Girard aîné, qui tirait un bilan éclatant de l’œuvre biblique[2] :

    « J’ai vu lire nos saintes Écritures avec joie par des pauvres, et par des pauvres qui y trouvaient la vérité des promesses du Seigneur qui dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa Justice, et toutes les autres choses vous seront données par-dessus ». Quelques vieillards infirmes, ne pouvant pas travailler, ont lu leur Bible avec attention, et y ont trouvé l’espérance de la vie éternelle par le sang de Christ. Des jeunes gens, dans la fleur de l’âge, ont lu, dans le Volume sacré, qu’ils couraient à leur ruine et perdition ; reconnaissant que celui qui court au danger, périt dans le danger, ils se sont retirés de leur mauvais train, en se séparant des mauvaises compagnies. J’ai remarqué aussi que, dans quelques villages où l’on se livrait à toutes sortes de plaisirs bruyants, même lors des solennités des plus grandes fêtes, on voit de la piété, du recueillement, des réunions pour lire la Parole de Dieu; les fidèles s’y rassemblent pour prier le Père de toute grâce et de tout don parfait de leur bien faire connaître leur misère naturelle, et de leur pardonner leurs péchés, pour l’amour de Jésus-Christ son Fils. Chers amis, en voyant ces changements, qui peut s’empêcher de s’écrier : Voilà les fruits de la Parole de Dieu ! »

    On discerne dans ce discours une théologie explicitement revivaliste. Les prédications de Félix Neff et d’André Blanc avaient porté leur fruit. Mais le rapport des deux collecteurs, le 18 février, nuance quelque peu l’enthousiasme affiché. C’est en cela qu’il est précieux pour l’historien, car il permet de mieux se rapprocher de la réalité du terrain :

    « Nous n’avons pas eu de grands résultats dans notre mission ; cependant nous avons rencontré quelques bons amis de nos Saintes Écritures. Nous remercions ici tous nos souscripteurs; il y en a plusieurs parmi eux qui ont donné de leur nécessaire. Voyant une œuvre aussi belle et aussi sainte, ils ont donné avec une gaîté de cœur admirable.

—Une pauvre servante, qui n’a absolument que ce qu’elle gagne, nous a donné 15 sous, en nous disant qu’elle ne pouvait pas mieux les employer.

— Un homme qui mendie presque son pain nous a remis 2 sous.

— Un homme estropié, ayant sa femme malade et n’étant pas riche, a souscrit pour 5 sous.

— Une pauvre femme nous a encore donné 4 sous.

    Nous avons trouvé 69 souscripteurs ou donateurs, et nous avons reçu 52 francs. Nous vous prions de remarquer que nous avons eu des donateurs jusqu’à la somme de 5 francs ; nous en avons eu beaucoup de 5 sous. Ne croyez cependant pas que ceux qui ont donné 5 francs soient plus riches que ceux qui ont donné 5 sous ; c’est précisément tout le contraire. D’où vient donc cette différence, me direz-vous? Nous vous répondrons : de la lecture de la Bible. Car, dans les maisons qui ont donné 5 francs, nous avons trouvé deux Bibles et deux Nouveaux Testaments sur la table, et sans poussière ; au lieu que, dans les maisons qui nous ont donné 5 sous, nous n’en avons point trouvé ; ou, s’il y en avait, ces Livres divins étaient cachés sur le ciel du lit, ou enfermés dans quelque vieille armoire, ce qui prouve qu’on ne les lit jamais; comment serait-on, dès lors, intéressé à avancer le règne de Dieu ?

    Si nos pères avaient vu ce que le Seigneur nous fait la grâce de voir, ils n’auraient pas été indifférents à l’œuvre sainte de nos sociétés bibliques. »

    Ce texte témoigne d’une réalité locale assez contrastée. Les collecteurs ont rencontré des protestants prêts à se priver pour acquérir des Bibles. C’étaient apparemment les plus pauvres. D’un autre côté, on sent chez le « commissaire » de multiples déceptions. Il y a d’abord celle de voir des Bibles abandonnées, sans doute anciennes, parfois laissées dans leurs caches traditionnelles. Il a constaté également une réticence chez plusieurs qui se contentent de souscrire la somme la plus modeste possible, et sans doute seulement pour ne pas se faire remarquer. Jean Baulme constate que c’est souvent le cas des protestants les plus aisés. Il serait facile de les taxer de pingrerie. Il est vrai qu’ils possèdent déjà la Bible et hésitent à souscrire pour d’autres. Mais j’y verrai bien également une réticence de nature religieuse. Elle serait le fait de Réformés restés sur les principes philosophiques de la « religion naturelle » du siècle précédent, fondamentalement plus déistes que chrétiens, et qui se sentent bousculés par toute l’effervescence du mouvement biblique, pour ne pas parler des prêches de Félix Neff.

    La réalité de ce village au cœur des Alpes s’inscrirait donc dans l’opposition alors croissante qui divisa à l’échelle nationale protestants libéraux et évangéliques.

Jean-Yves Carluer

[1] Bulletin de la Société Biblique Protestante de Paris, 1826, p. 21.

[2] Les membres des familles Girard et Baulme ont été des amis et soutiens de Félix Neff (Lettres de Félix Neff…, 1842, vol. 1, p. 342 et ss)

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