Les vieux « grognards » au service de l’Évangile
Au Collet-de-Dèze, les pasteurs Dussaut et Nines mettent en place une jeune société biblique en octobre 1825. Ils décrivent ainsi le capitaine Bonal, qui vient d’être élu vice-président : « ici comme ailleurs, un de ces braves militaires qui, après avoir versé leur sang pour la défense de leur pays, se reposent noblement des travaux de la guerre en propageant de tout leur cœur les institutions philanthropiques et religieuses[1]« .
C’est qu’ils sont effectivement nombreux, ces « grognards », comme on les appelait, survivants des armées napoléoniennes, à s’engager dans l’aventure de la diffusion biblique. Conscrits démobilisés, invalides encore à peu près ingambes et officiers en demi-solde disposant de temps libre sont de précieux collaborateurs pour les sociétés auxiliaires de province.
J’ai réalisé un court sondage en croisant la liste des militaires titulaires de la Légion d’Honneur mentionnés dans les rapports des sociétés bibliques avec la base de données des Légionnaires mis en ligne sur le site des Archives Nationales (base Léonore). Les résultats extraits sont très partiels, beaucoup de dossiers datant du Premier Empire ayant disparu. J’ai réussi néanmoins à reconstituer le parcours d’une dizaine de membres de comités bibliques locaux et de collecteurs.
Il faut bien réaliser que ce sondage ne peut être complètement représentatif : Les titulaires de décorations comme la Croix de Saint-Louis ou la Légion d’honneur sont à peu près tous des notables en ces années 1820. Ils font partie, à ce titre, des contribuables les plus imposés de leurs communes, ce qui en fait, selon les termes des Articles Organiques régissant alors les Églises protestantes, des membres quasi obligés des consistoires locaux et, par extension, des œuvres protestantes. Pour ne pas trop fausser l’échantillonnage, j’en ai arbitrairement éliminé les personnages les plus éminents du comité biblique parisien, qu’ils soient ministres ou officiers généraux : le marquis de Jaucourt, les comtes Ver-Huell et Mathieu de La Redorte, le baron Portal et les généraux Boerner, Detzel ou Fornier d’Albe…
Restent alors des militaires d’origine plutôt rurale, où peu de nobles apparaissent, à l’exception du lieutenant de vaisseau Bros de Puechredon, né à Anduze, très actif dans la Société Biblique de Nîmes. Les autres sont sortis du rang et sont montés en grade à la faveur de leurs qualités militaires ainsi que d’un niveau d’instruction sensiblement supérieur à la moyenne, et, il faut bien le dire, de beaucoup de chance. Leur carrière est impressionnante.
Couverts de cicatrices…
Prenons le cas de François Gervais, né à Ganges en 1765. Il s’engage comme volontaire au premier bataillon de l’Hérault en octobre 1791. Ses états de service se contentent d’empiler ensuite les années au service de la République : 1792, 1793, 1794, 1795, 1796… François Gervais est dans l’Armée d’Italie avec Bonaparte et le suit en Egypte. Sous l’Empire, il combat en Allemagne, puis en Autriche dans la Grande Armée et fait ensuite les campagnes du Portugal et d’Espagne. Il est blessé en 1809 à la bataille d’Almonacid, survit et termine l’Empire comme chef de bataillon en 1814. Le roi Louis XVIII se hâte de licencier avec demi solde ce soldat de Bonaparte dès septembre 1814. Dix ans plus tard, rentré au pays, il est membre du comité de la Société Biblique de Ganges.
Pierre Pouyanne, soldat de l’An II à l’âge de 18 ans, termine également sa carrière militaire comme chef de bataillon après avoir parcouru l’Europe. Il collectionne les blessures : un coup de sabre en 1795, un coup de feu dans l’épaule puis un autre dans la jambe à Wagram, un autre encore dans la même épaule droite puis à la tête en 1812 ! Décidément très solide, ce Béarnais assiste toujours aux séances du comité de la société biblique de Salies en 1827…
Louis Viala, autre jeune conscrit de l’An II, termine capitaine de lanciers en 1815, après avoir été plusieurs fois blessé. Trois chevaux ont été tués sous lui par le feu ennemi. Louis Viala figure en 1827 au comité de la société auxiliaire de Montauban, tout comme le lieutenant Rey et le capitaine Mommeja.
Le colonel de dragons Combes-Brassard, président du comité de Nègrepelisse, avait commencé pour sa part sa carrière au régiment de Royal-Lorraine en 1792.
Pierre-Louis Alard, de Bergerac, capitaine de chasseurs à cheval, entra au service en 1798, eut deux chevaux tués sous lui et poursuivit sa carrière militaire jusqu’en 1820. Il était, sept ans plus tard, censeur de la Société auxiliaire de sa ville natale.
Dernier exemple de la chronique de ce jour, celui du lieutenant-colonel Jean-Antoine Vigier, censeur en 1825 de la société biblique de Vallon, en Ardèche. Né à Salles, dans l’Aveyron en 1766, il s’était enrôlé comme simple dragon dès 1785, à l’âge de 19 ans. Il combat ensuite sous les ordres de Lafayette, Dumouriez, Jourdan, Hoche, Joubert, Bonaparte, Murat, Grouchy, sans compter quelques autres… Il est resté quelque temps prisonnier à Mantoue en 1799. Il fait enfin partie des rares rescapés de la retraite de Russie en 1813, après avoir échappé aux cosaques, au froid et au typhus.
Le Bulletin de la Société biblique de Paris a conservé de lui un extrait de discours prononcé en mars 1825 devant ses collègues de Vallon, qui en fait le porte-parole de tous ces survivants qui ont décidé de mettre désormais leurs forces au service de l’Évangile :
« Il y a un tel contraste, écrit alors le pasteur Encontre, entre l’état qu’il a si longtemps exercé et son langage, que je ne puis me refuser à vous en citer un fragment : « Une paix universelle, et perpétuelle régnera sur la terre. Oui, Messieurs, si, comme nous aimons à nous le persuader, une telle paix est possible, c’est aux Sociétés bibliques à nous la donner, elles seules peuvent réunir tous les hommes en un seul faisceau. Plein de cette douce espérance, il nous semble voir avancer ces temps heureux où les nations convertiront leurs épées en hoyaux, et leurs hallebardes en faucilles : alors un peuple ne tirera plus l’épée contre l’autre, et les nations ne s’abandonneront plus à la guerre, etc.. Pour moi qui ai passé vingt-trois ans parmi le bruyant fracas des armes, qui me suis trouvé à vingt batailles rangées, et des milliers de fois à de grands ou petits combats, qui ai vu couler le sang par torrents, et plusieurs fois le mien, je fais les vœux les plus ardents pour le prompt accomplissement d’un si merveilleux et si consolant oracle[2]. »
[1] Bulletin de la Société Biblique Protestante de Paris, 1826, p. 67.
[2] Idem, 1824, p. 166.