Les résistances à la diffusion biblique
Alors que l’essor de la distribution de Bibles et de Nouveaux Testaments semblait rapide et irrésistible au début des années 1820, les responsables de la Société de Paris se rendent bientôt compte que de nombreux obstacles se dressent sur le chemin. Pour mieux le surmonter, il a fallu d’abord les analyser. Quels étaient-ils ?
La première difficulté était-elle l’hostilité, alors très marquée, des évêques contre la diffusion populaire du texte sacré ? L’administration cléricale, royale et même ultra-royaliste, aurait bien voulu l’étouffer dans l’œuf. Mais, sous le Régime de la Charte, elle ne pouvait le faire officiellement, d’autant que c’était le souverain lui-même qui avait autorisé la fondation de la Société de Paris.
Il est vrai que quelques préfets firent du zèle pour refuser la création de sociétés auxiliaires. Ce fut le cas dans le Lot-et-Garonne, mais le ministre y mit bon ordre selon l’accord passé avec Louis VIII. Il est clair que sous le régime de la Restauration, les sociétés bibliques ne purent subsister que parce qu’elles bornaient leurs distributions aux seuls paroissiens protestants.
Quelles sont donc maintenant les résistances qui pouvaient se manifester au sein même des espaces luthéro-réformés ? L’historien pense immédiatement au conflit théologique, alors naissant, qui allait durablement opposer les protestants traditionnels, désignés comme « libéraux », aux partisans du Réveil, dénoncés en ce temps-là comme « méthodistes ». Comme le mouvement des sociétés bibliques était parti d’Angleterre, il était facile de ranger la diffusion biblique dans le camp « évangélique ». Mais la Société de Londres avait voulu désarmer d’avance une telle classification en plaçant à sa tête des comités paritaires qui associaient étroitement des dignitaires anglicans à des hommes d’affaires issus des chapelles non-conformistes. Les sociétés de Paris et de Strasbourg avaient suivi ce sage exemple : Les pasteurs luthériens et réformés les plus en vue y côtoyaient des banquiers revivalistes sous la direction honorifique de grands notables, généralement francs-maçons ! C’est dire si chacun pouvait s’y retrouver.
Et pourtant, on sent bien, même à la lecture des rapports très policés de la Société de Paris, que bien des protestants traditionnels étaient méfiants, surtout en province.
Des Réformés qui refusent la Bible ?
J’ai retrouvé peu de sources pour documenter une réelle hostilité. Le principal témoignage que j’ai relevé en ce sens est celui de Félix Neff, le bouillant évangéliste de l’Isère et des Hautes-Alpes, alors à l’apogée de son ministère. Il est l’ami du pasteur Aimé Blanc, de Mens, mais se heurte à la vive animosité d’un autre de ses collègues, Scipion Raoux. Félix Neff, chaud partisan du mouvement biblique, relate dans une de ses lettres l’opposition frontale de quelques protestants du Trièves : « Dernièrement, on a fait une collecte à Mens pour la Société Biblique. Tous les partisans de N. ont refusé de souscrire ; plusieurs même ont fort mal répondu aux collecteurs, qui étaient MM. Pelissier fils et le capitaine Luya. L’un des principaux a même dit qu’il donnerait volontiers vingt-cinq louis pour qu’il ne vînt point de Bibles ! Et ce sont ceux-là qui se disent les vrais protestants[1]… ».
Il faut sans doute faire la part d’un vif conflit local dans cette affaire. Mais l’excès même des propos fait émerger une réalité plus diffuse ailleurs. Le problème sous-jacent me semble être plus encore social que religieux. Certains représentants de la petite bourgeoisie rurale huguenote, déjà alphabétisés et dotés d’un capital culturel relatif, voient d’un mauvais œil l’ensemble de la paroisse accéder au savoir et à l’autonomie. Ils ont peur de perdre leur statut traditionnel de dominants, d’autant que le mouvement biblique fait apparaître de nouveaux médiateurs spirituels proches du peuple, comme les collecteurs.
La société biblique de Paris est très consciente du problème et en connaît déjà la solution : ses instructions sont de multiplier les filiales, sous forme de sociétés-branches, jusque dans les hameaux les plus reculés. Les petits notables protestants locaux qui accepteront d’être à leur tête garderont et renforceront même leur statut en devenant les alliés et les défenseurs du mouvement biblique ! L’exemple, là encore, venait de Grande Bretagne où, dès 1805, la Société biblique avait proposé son association aux landlords locaux : en échange d’une contribution forfaitaire, les seigneurs locaux recevaient des Bibles qu’ils redistribuaient à leurs obligés ! Qui osera dire que les protestants anglais ne sont pas des gens réalistes ?
Les sociétés branches représentent donc une partie de la solution. Une partie seulement, car ces branches, il faudra bien trouver le moyen d’aller les créer partout. Mais, pour cela, les obstacles ne manquent pas…
(à suivre…)
[1] Lettre de Félix Neff à sa mère, 14 janvier 1824. (Félix Neff et Ami Bost, Lettres de Félix Neff, missionnaire protestant en Suisse…, volume 1, p. 356.).