1857-1861 : le Réveil ignoré -10

Les réunions de Réveil de 1861 à Paris : un contexte difficile

    Suivons une fois de plus le compte rendu du pasteur Duchemin qui nous fournit une trame chronologique des événements parisiens. Reginald Radcliffe et son collaborateur Shuldham Henry ont achevé leur première semaine de mission à Paris. Elle avait débuté au cours d’une grande réunion publique au cirque Napoléon et s’était poursuivie par des rassemblements beaucoup plus restreints, en langue anglaise, dans de modestes lieux de culte protestants de la capitale. Mais l’annonce des conversions et la nouveauté du style employé commençaient à faire grand bruit parmi les protestants de Paris, même si aucun journal ne s’était encore intéressé à la mission des deux laïcs britanniques.

    « Dès le lundi 29, on accourut de toutes parts; ce fut par centaines que l’on dut compter les auditeurs, et les locaux ordinaires devinrent trop petits. Ce ne fut qu’alors, si j’ai bonne mémoire, lorsque les chapelles un peu grandes se fermèrent l’une après l’autre, et à la vue d’impressions très vives produites sur des personnes non protestantes, fortuitement entrées dans l’assemblée, que l’on eut l’idée de louer des locaux non destinés au culte, et de faire appel au public par de vastes affiches qui furent placardées sur les murs de Paris1. Ce ne fut aussi que vers ce moment que les réunions, d’abord exclusivement anglaises, devinrent à moitié françaises, et que les discours de M. Radcliffe furent interprétés.

    Du 19 avril au 25 mai, M. Radcliffe a tenu 42 réunions, dont le plus grand nombre duraient environ trois heures2. Du 26 mai au 2 juin, j’en ignore le nombre. Deux ou trois avaient lieu chaque jour dans divers locaux. La dernière s’est tenue dans le temple de l’Oratoire le dimanche 2 juin au soir3 ».

    L’arrivée en foule des Parisiens aux « conférences » pose immédiatement un redoutable problème logistique aux deux Britanniques et aux pasteurs de l’Alliance Évangélique qui les ont accueillis. Leurs salles de réunions sont beaucoup trop petites. Les plus grands lieux de culte protestants de la capitale, l’Oratoire du Louvre, les temples du Marais, Sainte-Marie des Billettes et celui tout neuf du Luxembourg restent fermés aux prédicateurs d’Outre-Manche. Seul l’Oratoire, on l’a vu, accueille une réunion de la mission, et seulement parce que Guillaume Monod, un des pasteurs, a laissé sa chaire à Reginald Radcliffe un des dimanches où il en était titulaire4. Son collègue Athanase Josué Coquerel a vivement critiqué les Britanniques dans le journal théologiquement libéral Le Lien.

    De toutes façons, même les grands temples sont trop étroits pour la foule et Reginald Radcliffe, comme plusieurs orateurs du Réveil anglo-saxon, préfère le cadre d’une salle neutre.

Trouver des locaux…

    Un rassemblement de ce type suppose à l’époque une autorisation des pouvoirs publics. Nous sommes en 1861, en plein Second Empire, régime qui vient de réprimer violemment les réunions évangéliques en province. En Haute-Vienne ou dans l’Orne, les nouveaux protestants qui ont quitté le catholicisme à la suite des prédications des agents des sociétés évangéliques en sont encore réduits aux cultes clandestins dans les bois, leurs écoles sont fermées. Sans autorisation préalable, les propriétaires des salles publiques risquent l’emprisonnement et de fortes amendes. Or le préfet de police, Symphorien Boitelle, refuse assez systématiquement de donner son accord. Il s’oppose, par exemple, le 14 mai à une réunion publique qui était annoncée salle de la Redoute, aujourd’hui rue Jean-Jacques Rousseau. La mission doit se replier sur les chapelles évangéliques disponibles, rue Taibout, rue de Chabrol5, rue de Berri6, et rue Royale. Reginald Radcliffe doit alors se partager entre les deux sites où les réunions sont ouvertes à une heure d’intervalle. Deux jours plus tard, la police interdit même la conférence prévue à la chapelle des diaconesses de Versailles !

Une réunion électorale au gymnase Triat en 1869. (Source : L'illustration, 1869)

Une réunion électorale au gymnase Triat en 1869. (Source : L’illustration, 1869)

    Le plus extraordinaire, c’est que des propriétaires de salles publiques ont malgré tout ouvert leur locaux aux évangélistes, quelques soient les risques. « Quand le préfet de police [nous] a fermé toutes les salles publiques, écrivit Frédéric Monod, M. Triat, un inconverti, a ouvert son vaste gymnase à la prédication de l’Évangile. Il a accueilli M. Radcliffe par ces mots : « Je m’efforce de faire du bien aux corps, vous essayez la même chose pour les âmes7 ». Les réunions tenues au Gymnase Triat8, une des plus grandes salles de Paris, les 23, 28, et 30 avril ainsi que les 2, 4, 5, et 9 mai, furent les seules où il resta quelques places disponibles. Il n’y eut pas de descente de police, pas plus que dans la très sélecte salle de concert Herz9, les 6 et 12 mai.

    Dans l’ensemble, Reginald Radcliffe pouvait écrire à son épouse : « La police s’est agitée et veut me couper les ailes », tandis que Frédéric Monod se lamentait: «Mon coeur est blessé de voir des lieux de diverses capacités, qui auraient dû être combles chaque jour, fermés à des âmes immortelles avides d’écouter les Paroles de Vie. De joyeux témoignages de conversion et de foi continuent à affluer, mais, autant qu’on puisse le juger, en moindre nombre que si la Parole de Dieu avait pu être adressée à des auditoires quatre ou cinq fois plus nombreux ».

    Malgré ces oppositions et ces réserves, le succès de la prédication des laïcs britanniques avait largement dépassé les espérances.

    Le 12 septembre suivant, un des pasteurs de l’Oratoire du Louvre, délégué à la réunion de l’Alliance Évangélique à Genève, pouvait résumer par une boutade ce qu’il y avait eu d’exceptionnel dans la capitale : « Le dernier soir que M. Radcliffe passa à Paris, je voyais, de ma fenêtre […] des personnes de tout rang accourir en foule à notre grand temple pour entendre une fois de plus l’avoué de Liverpool. C’était le 2 juin, quand une grande partie de notre troupeau était dispersé par la saison. « Regarde, disais-je à un étudiant en théologie, comme Dieu se rit de la sagesse humaine ! Il amène tout ce monde pour écouter deux laïcs lui parler du salut en anglais10 ».

(A suivre…)

Jean-Yves Carluer

1Les textes de l’affiche étaient succincts : « Invitation à tous. M. Reginald Radcliffe continuera, Dieu voulant, ses discours en anglais, interprétés en français, comme suit : […] Admission gratuite. Tous sont invités à venir. Le sujet de ces discours sera Le grand amour de Dieu ». Suivait un court texte de la Bible (1 Jean 4, 10 à 11). Ces affiches complétaient les invitations placardées sur les portes des temples parisiens.

2D’autres sources parlent d’une durée d’une heure et demie

3Lettre d’Alphonse Duchemin (4 juillet 1861) au journal Le Chrétien Évangélique, de Lausanne, 1861, p. 325.

4Dès cette époque, le consistoire de la paroisse de l’Oratoire était également en majorité évangélique.

5La chapelle réformée évangélique, dite Chapelle du Nord, située rue Chabrol depuis 1853, avait été fondée par Frédéric Monod et faisait partie de L’Union des Églises Réformées Évangéliques Libres. Le local fut transféré rue des Petits-Hôtels en 1862. Cette communauté protestante fusionna en 1962 avec celle de la Chapelle Milton pour devenir l’Église Réformée de la Rencontre, 17, rue de Petits-Hôtels (Paris 10e).

6La Chapelle américaine Saint-Honoré était située au 21, rue de Berri (Paris 8e). Propriété d’une association interdénominationnelle américaine, elle accueillait également les cultes de l’Église Réformée Évangélique.

7Lettre du 12 juin 1861, citée par Mme Radcliffe, Recollections of Reginald Radcliffe, 1896, p. 170.

8Hippolyte Triat (1812-1881) était un précurseur de la culture physique, de l’haltérophilie et du culturisme. Esprit progressiste, il ouvrit ses locaux aux clubs patriotiques pendant les révolutions de 1848 et 1871. Il avait écrit au fronton de son établissement : « Pour la régénération de l’homme ». Le gymnase Triat de la rue Montaigne faisait 40 m de long sur 21 de large et pouvait donc recevoir plus d’un millier de personnes. Hippolyte Triat était relativement protégé politiquement sous le Second Empire, car Napoléon III fréquentait en personne son gymnase.

9La Salle des Concerts Herz, rue de la Victoire à Paris, ouverte de 1842 à 1874, avait accueilli les premières des œuvres de Berlioz et était ouverte aux conférences publiques.

10Les Archives du Christianisme au XIXe siècle, 10 novembre 1861, p. 235.

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