Les prières du Réveil parisien
Nous l’avons déjà dit, le Réveil parisien de 1861 marque une inflexion sensible des pratiques et de la prédication évangélique en France. Ce tournant correspond, peu ou prou, à ce que certains historiens anglo-saxons appellent chez eux, selon les cas, un « second Réveil » ou une « Troisième vague évangélique1 ». Cette évolution, influencée par le mouvement religieux qui débuta dans l’église de Fulton Street à New-York est marquée, entre autres, par l’émergence de la prière spontanée, l’autonomie des laïcs, l’insistance sur l’action de l’Esprit, des prédications courtes se terminant par de vibrants appels à une conversion immédiate, ainsi qu’un renouvellement de l’hymnologie.
Depuis Samuel Mours, les historiens du protestantisme français, qui ont tous remarqué cette inflexion, l’ont plutôt située après 1870, dans le sillage de la Mission Mac-All, voire après 1880 avec le développement de l’Armée du Salut dans notre pays. La logique de ces choix est cohérente, puisqu’ils correspondent à des bouleversements politiques majeurs et à une extension des libertés publiques. Mais l’examen attentif de la presse protestante française du milieu du XIXe siècle est sans appel : le milieu somme toute assez étroit des Évangéliques français et suisses, qu’ils soient organisés en chapelles indépendantes ou insérés dans les confessions réformées ou luthériennes, est déjà traversé par ce « Second Réveil » au début des années 1860. Et la Mission Radcliffe de mai 1861 apparaît comme l’événement déclencheur.
Nous allons aborder les différentes facettes de cette mutation qui suscite alors l’étonnement général et parfois l’opposition de quelques-uns. Nous commençons ici par ce qui concerne le domaine de l’intercession.
Le Réveil de Fulton Street de 1857 avait été fondamentalement un mouvement de prières publiques, courtes et spontanées, entrecoupées de témoignages. Cette dimension resta essentielle dans les Réveils d’Irlande du Nord et d’Écosse, mais associée à un rôle croissant de la prédication confiée notamment à des laïcs enthousiastes. La mission Radcliffe de Paris, comme c’est désormais le cas aussi en Grande-Bretagne et aux USA, inverse les priorités. On s’y presse d’abord pour entendre une présentation simple de l’Évangile apportée par de brillants orateurs.
Mais les meetings Radcliffe restent malgré tout des réunions de prière. Les débuts des services alternent chants populaires et successions de courtes requêtes. Ce n’est pas forcément une révolution pour les participants qui fréquentaient auparavant des chapelles indépendantes, et d’ailleurs cette pratique n’entraîne pas de réactions négatives.
La nouveauté réside dans l’extension et la systématisation des prières spontanées. « Après le chant », rapporte Adolphe Duchemin, « M. Radcliffe prononçait une très courte prière et demandait aux frères de prier aussi, en insistant très fortement sur ce point que les prières fussent courtes. Puis on chantait encore quelques versets. Souvent on priait de nouveau. M. Radcliffe lisait quelques lettres anonymes de personnes angoissées ou affligées demandant les prières de l’assemblée, il invitait les frères à les présenter au Seigneur. Alors encore cinq ou six prières étaient prononcées, toutes très brèves. Lorsque ces demandes étaient trop nombreuses, M. Radcliffe se contentait de les lire une à une, puis engageant l’assemblée entière à en faire le sujet d’une courte invocation mentale, il restait un moment silencieux après la lecture de chacune d’elles. D’autres fois enfin, lorsque le temps dont on disposait était limité, ou que notre frère craignait de fatiguer l’assemblée, il invitait quelques personnes à passer dans une salle voisine pour intercéder auprès du Seigneur en faveur de ces âmes. Alors à tous ces sujets de prières il en ajoutait un autre. « Pendant que je resterai ici, disait-il, à combattre le combat du Seigneur, allez comme Moïse sur la montagne élever vos mains vers le ciel ». Si des dames répondaient à cet appel, il se formait à côté de la grande assemblée deux petites réunions : les frères priaient dans une chambre et les sœurs dans une autre2 ».
Au fur et à mesure que se développait la mission Radcliffe et que la capacité des salles de réunion était dépassée par la taille des auditoires, les responsables firent organiser en parallèle des meetings de prière situés dans les appartements de riches protestants de la capitale. Certains regroupèrent plus de 200 participants. Ce qui apparaissait initialement comme une certaine contrainte pouvait se révéler fructueux à l’avenir. Peut-être le Réveil pourrait-il s’y poursuivre après le départ des Britanniques prévu au début du mois de juin ?
Trois années d’attente…
Pour en rester dans la dimension de l’intercession qui accompagna la mission Radcliffe, les milieux revivalistes de la capitale revendiquèrent son succès comme une réponse de Dieu à leur prière persévérante. Dans le journal Les Archives du Christianisme du 20 mai 1861, un laïc qui signait seulement de ses initiales H.-C., retraçait cette attente qui dura des années :
« Depuis plus de trois ans, nous sommes émus en France d’une sainte jalousie en écoutant tout ce qui s’était passé […] lors du grand Réveil […]
Que de fois nous nous sommes écriés : « Bénis-nous aussi, ô notre Père ! Que de fois nos yeux humides de pleurs ont cherché dans tes cieux, comme Élie, la petite nuée qui devait être le signe précurseur d’une abondante pluie de bénédictions spirituelles.
Rien ne paraissait, et devant cette longue attente, notre foi commençait à faiblir, et nos cœurs fatigués laissaient parfois échapper le cri du Prophète : « J’ai travaillé en vain, j’ai consumé ma force inutilement et sans fruit ».
Cependant, dans les réunions de prières, nos supplications pour un Réveil à Paris et en France, montaient toujours au trône de la Grâce. Du haut des chaires, des pasteurs fidèles nous reprochaient avec une sainte et sincère austérité, notre christianisme incolore et médiocre.
Ils demandaient au Seigneur d’envoyer parmi nous de ces hommes dévorés du zèle de sa maison qui pussent nous faire sortir de l’ornière battue où se traîne cette molle et mondaine piété qui se contente de si faibles grâces […] On exhortait chacun de nous à continuer de prier pour un Réveil. On nous rappelait que les prières qui ouvrent les cieux ne sont pas seulement celles qu’on fait dans les Églises et dans les chambres hautes où les enfants de Dieu s’assemblent en nombre plus ou moins grand […]
Toutes ces fidèles prédications, toutes ces ardentes prières ont porté leur fruit3…
(A suivre)
1William G. McLoughlin, Modern Revivalism : Charles Grandison Finney to Billy Graham, Ronald Press, 1959. Du même auteur : Revivals, Awakenings and Reform ; An Essay on the Shiting values of Mid-Victorian America, 1840-1870, Knopf, 1970.
2Lettre du 4 juillet 1861, adressée au Chrétien Évangélique de Lausanne.
3Les Archives du Christianisme, 1861, p. 99 et 100.