Des Bibles protestantes

Pour les Catholiques aussi ?

     La Société de Paris n’avait pas vocation à distribuer les Écritures auprès de lecteurs catholiques.

    Vincens Saint-Laurent, rapporteur pour l’année 1820, exprimait très bien l’absolue nécessité où se trouvait la société de Paris de se limiter au public huguenot : «La Société Biblique Protestante « ne cherche point à propager la lecture de ses Bibles hors de l’Église à laquelle elle appartient, et elle désavoue par avance toute tentative qui pourrait être faite en son nom pour la répandre parmi les catholiques […] L’exacte observation de ces règles peut seule mettre la société à l’abri de tout reproche et lui permettre de poursuivre sa carrière sans crainte de discussions ou de trouble1 ». Ce choix initial obéissait d’abord à une contrainte administrative. C’était la première des conditions imposées par le gouvernement du roi Louis XVIII pour autoriser une société biblique perpétuellement confrontée à une menace d’interdiction en cas de contravention à ce principe.

    Mais il faut reconnaître que ce premier article des statuts de la Société biblique cumulait, à l’origine, bien des avantages : il unissait, au sein du comité, les administrateurs de sensibilité théologique libérale qui ne voyaient pas pourquoi on proposerait le texte de l’Évangile aux lecteurs catholiques, et les administrateurs déjà favorables au Réveil, résignés par avance à ne pas avoir les moyens financiers d’élargir à tous la distribution des Bibles.

Une « singulière anomalie »…

    Cette situation évolua rapidement au début des années 1820. Le courant que nous décrirons comme « évangélique » ou « revivaliste », se renforça progressivement alors. Il était à la fois favorable à la distribution des Écritures au public catholique, malgré la vive opposition de la papauté et du clergé, et hostile à l’impression des textes dits « apocryphes » ou « deutérocanoniques » à l’intérieur des Bibles protestantes. Sur le terrain, c’était la position des dames de la Société biblique de femmes de Paris, ainsi que celle des collecteurs ouvriers de la capitale. Plusieurs membres du comité soutenaient cette position, en particulier Jean-Daniel Kieffer, Philippe Stapfer, ou Frédéric Monod. Ils avaient l’appui de la société mère de Londres, la puissante British and Foreign Bible Society, qui se résignait mal à la « singulière anomalie » à laquelle avait été contrainte la société biblique de Paris, « où il n’y avait aucun espace pour une union et une coopération entre les confessions »2. Elle encourageait le comité parisien à fermer les yeux sur les distributions clandestines de Bibles aux catholiques. Les administrateurs français qui se réunissaient dans les salles paroissiales de l’Oratoire du Louvre ou du temple des Billettes voulaient bien ne pas prendre de sanctions a posteriori, mais refusaient obstinément de puiser dans leurs stocks des Nouveaux Testaments pour un colportage auprès des non-protestants.

    Londres accepta dès le début d’approvisionner directement un certain nombre de pasteurs ou d’évangélistes qui entraient en correspondance avec ses bureaux de la rue Earl Street. Cela concernait notamment les pionniers de la Société Continentale comme Henri Pyt ou Ami Bost, mais également nombre de laïcs et tout particulièrement de riches résidents britanniques qui voulaient diffuser librement la Bible autour d’eux, à leurs voisins, à leurs amis, à leurs ouvriers.

    La situation devint très vite assez compliquée. Un certain nombre de paroisses recevaient des exemplaires des Écritures par la voie classique de la Société de Paris et d’autres directement depuis Londres, sans contrainte de distribution et souvent à un prix inférieur.

    C’est pour mettre un peu d’ordre dans ce schéma, que la British and Foreign Bible Society décida de se doter d’un représentant permanent en France. Ce correspondant parisien était déjà connu et salarié par Londres, mais au titre d’expert linguistique pour les traductions alors en préparation. C’était Jean-Daniel Kieffer (1767-1833) qui participa à l’élaboration des Bibles en langues turque, basque, bretonne et arménienne.

Les débuts d’une agence

john wen Bible Society

John Owen, secrétaire de la société Biblique Britannique de 1804 à 1822 (source : Corpus Christi College, Cambridge)

    Helen Ranyard, dans son ouvrage, La Bible et son histoire, résume ainsi la mise en place de l’agence française de la British and Foreign Bible Society : « En 1818, lorsque M. Owen visita a Paris le professeur Kieffer et qu’il le trouva occupé à revoir la Bible turque, ses pensées furent aussi absorbées par la question de ce qu’il y aurait à faire parmi la partie catholique romaine de la population. Les distributions qu’il fit en 1819 et 1820 coûtèrent au comité au-delà de 50.000 fr. Le professeur Kieffer fut pris pour agent régulier en 1820 et continua à exercer ses fonctions jusqu’en 1833. Le nombre d’exemplaires répandus durant cette période s’éleva à 530,000, distribués principalement parmi les catholiques romains 3« .

    William Canton est plus précis : un total de 12000 ouvrages a été distribué en 1822, 15.000 en 1823, puis 17.000, 40.000 et 60.000 copies les années suivantes. Cette progression continue s’effectue avec un personnel réduit et un grand investissement personnel de son directeur. Ce ne sera qu’en 1830, après la Révolution de Juillet que la structure de l’agence est sensiblement étoffée : le directeur est dès lors épaulé par un comité de membres qui figurent également au sein de la Société Biblique Protestante de Paris.

    Partie intégrante d’une société de droit britannique, l’agence confiée à Jean-Daniel Kieffer peut donc s’affranchir des accords conclus avec l’administration royale de la Restauration. « Toute liberté d’action lui était laissée ; le colportage, les dépôts chez les particuliers, les librairies, il était autorisé à user de tous ces moyens4… ». Une telles autonomie n’est pas sans risques, et le plus évident est de se voir sanctionner et interdire par la police et l’administration. Tout se passe, après 1822, comme si la société biblique de Londres entretenait deux fers au feu dans la France si imprévisible du premier XIXe siècle : La première était la Société Biblique Protestante de Paris, une filiale ou plutôt une sœur de droit français, reconnue et légitime parmi les Huguenots, mais soumise au pouvoir royal et limitée dans son objet. La deuxième était une agence locale très active, confiée au professeur Kieffer, très vulnérable, mais protégée par sa discrétion, sa nationalité britannique, et une proximité affichée avec la société parisienne officielle.

    Bien plus tard, en 1873, le directeur d’alors de l’agence résumera ainsi la politique de Jean-Daniel Kieffer ou de son successeur Victor de Pressensé : [Il] considérait comme dangereux d’attirer l’attention du public sur son œuvre ; il évitait avec le plus grand soin tout ce qui, de près ou de loin, eût ressemblé à une réclame en faveur de la Bible, et c’est probablement à cause de cela que les principes de [l’agence], je dirai son existence même, ont été longtemps ignorés de la très grande majorité des protestants français… ». C’était en effet le prix à payer pour échapper à la surveillance des gouvernements autoritaires de l’époque, mais sans complètement duper les polémistes catholiques qui ont dénoncé bien des années plus tard le rôle de « l’or anglais ». L’agence ne publiait ni rapports ni comptes et n’affichait pas les noms des membres de son comité. Les seules traces officielles figuraient dans le rapport en langue anglaise de la British and Foreign Bible Society, et encore étaient-elles soigneusement expurgées. « C’est une société anglaise » , pouvait poursuivre Gustave Monod en 1873 : « On a cru à une sorte de direction occulte extrêmement jalouse de son autonomie […] on l’a traitée trop souvent avec les égards dus à un étranger, mais non avec la sympathie et la cordialité qu’on se doit entre collègues et frères 5». C’était à vrai dire à peu près inévitable, mais cela ne rend pas justice à une institution qui a organisé l’essentiel de la distribution biblique en France entre 1830 et 1880, qui a salarié pendant cette période un total cumulé de près d’un millier de colporteurs, supportant à elle seule un budget équivalant à la part protestante du budget officiel des cultes… Mais ceci est une autre histoire.

Jean-Yves Carluer

1Société Biblique Protestante de Paris, Rapport de 1820.

2William Canton, A History of the British and Foreign Bible Society, Londres, 1904, t. 1, p. 395.

3L.N.R., La Bible et son histoire, 1872, 3e éd., Toulouse, p. 332.

4« Discours de M. G. Monod prononcé à l’Assemblée générale de la Société Biblique de France, les 23 avril 1873 », Les Archives du Christianisme, 9 mai 1873, p. 148.

5Idem, p. 148.

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