Évangéliques et Réformés au Havre (1830-1940) -1

1830-1870 : Guerres intestines dans le protestantisme havrais…

    Le lecteur qui suit ce blog depuis quelque temps n’a pas manqué de se poser la question des relations entre la paroisse réformée du Havre et le milieu évangélique de la ville.

    Pour y voir plus clair, rappelons que la foi évangélique, dite parfois « orthodoxe » à cette époque, se vit d’abord individuellement au travers d’une conversion spirituelle. Cette foi entraîne le plus souvent une affiliation ecclésiale. Celle-ci, comme le rappelle l’ethnologue Franck Labarbe, peut se vivre à l’intérieur d’une confession religieuse qui englobe d’autres courants. Rappelons que John Wesley, le père de l’évangélisme contemporain, a été, toute sa vie, un pasteur de l’Église anglicane. Tout un groupe de chrétiens évangéliques peut ainsi se trouver inséré dans une paroisse traditionnelle.

    Ce n’est, historiquement, que dans un deuxième temps, et souvent à la suite de conflits récurrents, qu’intervient éventuellement une rupture et une scission amenant la création d’une nouvelle « chapelle », pour reprendre le vocabulaire de l’époque. C’est ainsi que sont nées les multiples dénominations dont la variété caractérise l’évangélisme d’aujourd’hui.

    Les 4000 protestants du Havre et ceux du Pays de Caux se partagent à parts égales au milieu du XIXe siècle entre les deux tendances théologiques. Les Évangéliques s’opposent aux libéraux, beaucoup plus distants par rapport à la lettre des affirmations bibliques. Les deux camps s’affrontent violemment au cours du XIXe siècle, en particulier dans l’Église consistoriale voisine de Luneray, dans le Pays de Caux, où l’opposition des deux camps amène la création de deux paroisses concurrentes. Au Havre, pour reprendre une expression du théologien Frédéric Rognon qui y a été pasteur, « la gestion de ces tensions obéit à des principes de régulation singuliers1 […]  La communauté protestante du Havre a maintenu en une seule association cultuelle, avec un seul Conseil presbytéral, les deux tendances qui coexisteront plus ou moins pacifiquement : l’Alliance Évangélique et le « Comité Libéral ». Frédéric Rognon se montre-t-il trop bienveillant dans son excellent article ? Une étude plus fouillée nous montre que cette vision contemporaine d’une coexistence relativement pacifique à l’intérieur d’une même paroisse est loin d’avoir toujours existé.

Un premier schisme…

Affichette annonçant l’ouverture de la première chapelle évangélique du Havre en 1832
(Archives municipales du Havre)

– De 1832 à 1839, une fraction nettement évangélique où figurent nombre de protestants suisses ou américains s’en est séparée à l’instigation de Ferdinand Du Pasquier pour fonder une Église indépendante de type libriste, sous le nom d’Alliance évangélique du Havre. Nous l’avons présentée sur ce blog. Cette chapelle était placée sous la lointaine houlette de la Société Évangélique de France qui ne l’évoquait que rarement dans ses rapports. Cette société se trouvait sans doute gênée de soutenir une œuvre qui pouvait apparaître comme séparatiste. Cette première tentative d’une chapelle réformée indépendante tourna court au bout de quelques années quand le pasteur Édouard Panchaud quitta Le Havre pour développer avec succès une autre Église libre, celle de la rue Belliard à Bruxelles.

– Les protestants libristes havrais durent se replier sur la paroisse réformée originelle. Ils trouvèrent bientôt cependant dans les services religieux du Béthel de la Mission des Marins de New-York une spiritualité qui correspondait à leur attente, tout en restant paroissiens du temple réformé. Le jeune Frédéric de Coninck (1805-1874), cousin d’Edouard Monod, devint leur leader. Cet homme d’affaires avait été l’associé de l’armateur Thomas Dobrée à Nantes. C’est aussi un manager ecclésial hors-pair. Il est signataire de l’acte d’achat du terrain de la Chapelle américaine en 1842. C’est lui aussi qui fonda la Société du Temple Protestant du Havre, une société par actions qui permit à la paroisse réformée de disposer de son premier grand local, place du Commerce, en 18502. Il est enfin à l’initiative de la construction du temple définitif de la rue Napoléon (aujourd’hui rue Anatole France), inauguré le 14 décembre 1862.

– La coexistence de Libéraux et d’Évangéliques à l’intérieur de la paroisse réformée avait été facilité par l’arrivée au Havre en 1851 d’un deuxième pasteur de langue française, Henri Amphoux. Ce dernier devint titulaire en 1854 et président du consistoire en 1856. Il appartenait nettement au courant évangélique. Son mariage en 1852 avec Marguerite Monod, fille d’Henri Monod, en faisait un neveu par alliance de Frédéric de Coninck. Ce dernier devient un personnage incontournable : Il est armateur et négociant, administrateur de la succursale havraise de la banque de France, éditeur, conseiller municipal et adjoint au maire, conseiller presbytéral…

Un violent conflit théologique

– Mais cette période favorable aux Évangéliques s’interrompt bientôt. Le vieux pasteur Poulain, libéral modéré, est remplacé par Ernest Fontanès, un Libéral extrême comme l’époque commençait à en produire, et qui devient à son tour président du conseil presbytéral fin 1859. Un journaliste du Journal du Havre peut résumer ainsi sa prédication lors de l’inauguration du temple le 15 décembre 1862 : « Selon le pasteur Fontanès, le Royaume de Dieu n’est autre que le progrès de la civilisation ». Une longue guerre intestine commence.

    Les Évangéliques les plus engagés boudent le culte réformé les dimanches où Ernest Fontanès monte en chaire. Ils se retrouvent l’après midi à la Chapelle américaine où Newton E. Sawtell les accueille lors du service en langue française. Ce n’est pas encore un schisme, mais on n’en est pas loin.

    Frédéric de Coninck ne désespère pas. Il multiplie les libelles dénonçant les travers de la gestion ecclésiale réformée. Il dénonce par exemple le fait que puissent voter aux élections consistoriales des protestants qui n’en ont que le nom, que l’on ne voit jamais au culte, et qu’il soupçonne d’appuyer systématiquement les candidats les plus incrédules3.

    En ces années 1860, le protestantisme français entre dans un vaste débat en vue de la préparation d’un éventuel synode national à venir, et Frédéric de Coninck devient un des principaux porte-paroles du camp évangélique. Mais, pour l’heure, rien ne change. Le Ministère des Cultes n’entend pas ses appels.

– En 1870, une seconde rupture intervient : la fraction évangélique de la paroisse réformée, conduite par le pasteur Amphoux, « organisa un culte à la chapelle [américaine] au jour et à l’heure où les paroissiens de E. Fontanès se réunissaient au temple 4».

La logique de séparation va-t-elle l’emporter ?

(à suivre…)

Jean-Yves Carluer

1Frédéric Rognon, « Approche ethnologique des transformations des modalités du croire dans une communauté protestante de tradition réformée », in Jean-Pierre Bastian, La recomposition des protestantismes en Europe latine, Labor et Fides, 2004, p. 107.

2Frédéric de Coninck, L’Église Réformée de France et l’Église du Havre, 1862, p. 46.

3Frédéric de Coninck, Révision du registre paroissial de l’Église Réformée au Havre, 1863.

4Charles Marc Bost, Récits d’histoire protestante régionale, Normandie, 1926, p. 199.

Ce contenu a été publié dans Histoire, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *