L’Alsace, un cas particulier ?
L’élément essentiel de cette période est la diffusion dans les paroisses, à l’initiative de C.G. Krafft, de 7000 notices en langue allemande sur les sociétés bibliques, éditées à Londres.
C’est à son appel que se fonde, au cours de l’été 1824, une association de femmes à Strasbourg. Selon un courrier du 7 septembre de cette année-là, elle est alors composée de 16 dames. Le modèle londonien se répand donc dans le Bas-Rhin, mais avec une importante réserve vis-à-vis du centralisme parisien. « J’ignore si elle a l’attention de s’affilier ; probablement elle disposera elle-même du produit de ses collectes… » ajoute C.G. Krafft qui signale son dynamisme : « Elle a déjà distribué plusieurs Bibles ou Nouveaux Testaments, mais elle ne se borne pas à la simple propagation des Livres Saints ; elle fait visiter à domicile les personnes qui ont part à ses bienfaits ; un de ses membres les instruit, les exhorte et les console ; on leur enseigne à lire avec fruit la Parole divine et à en faire une juste application1 ».
Globalement, les sociétés bibliques alsaciennes ont, malgré tout, de sérieuses difficultés à mettre en œuvre la fructueuse arborescence associative préconisée par Charles Dudley. Le blocage apparaît crûment lors de l’assemblée générale de la société de Strasbourg du 1er novembre 1824. Après que le baron de Turckheim, son président, eut prononcé l’éloge désormais rituel du pasteur Oberlin, le secrétaire, M. Aufschlager, professeur au Gymnase, insiste sur les nombreux avantages du modèle biblique britannique et de la « formation de sociétés auxiliaires et d’autres associations bibliques moins considérables, telles que celles de femmes, d’enfants, d’artisans et d’ouvriers en tous genres : C’est de tous ces petits ruisseaux […] que se forme ce fleuve majestueux... ». Las, c’est pour conclure peu après que la société de Strasbourg n’a pas encore réussi à former, dans son département, des sociétés auxiliaires proprement dites.
On sent bien que le modèle de pyramide associative rencontre des résistances institutionnelles en Basse Alsace. Sans doute ce schéma rentre-t-il en conflit avec la structure ecclésiale particulière aux communautés luthériennes de la province. Les communautés calvinistes sont, apparemment, moins concernées. Sans doute également les Alsaciens ne voient pas l’intérêt de modifier les structures d’une entreprise florissante.
Les chiffres de la diffusion biblique sont en effet impressionnants : il ne reste plus en dépôt à Strasbourg, à la fin de l’année 1814, que 3313 Bibles et 2451 Nouveaux Testaments sur les deux tirages respectifs de 10.000 et 18.000 exemplaires réalisés en langue allemande !
Une distribution aussi large a également d’heureuses conséquences sur les régions frontalières : « Le département de la Meurthe renferme des protestants des deux communions, comme la plupart des provinces d’origine allemande, qui ont été successivement réunies à la France. Ils forment en quelques lieux une petite congrégation mêlée sous un même pasteur. Quelques-unes de ces communautés ont été longtemps ignorées; privées du culte public. Elles se nourrissaient en silence de la lecture du Livre saint : l’institution biblique les a fait découvrir ; elles sont venues demander leur part de ses dons.
Ainsi s’est formée la nouvelle Église de Phalsbourg ; un pasteur lui a été donné pour la conduire. La cause biblique ne peut manquer d’avoir des amis dans ce petit troupeau »2. Le pasteur de Nancy peut également regrouper en 1826 des souscripteurs jusque-là disséminés, domiciliés à Lunéville, Pont-à-Mousson, Épinal et Toul.
Cette année-là, le réseau associatif se développe essentiellement dans le Haut-Rhin. Une association locale d’ouvriers est créée début 1826, par exemple, à Ingersheim par un tisserand d’origine suisse, Henry Mayer, salarié de la Maison Weisberger frères, fabricants de siamoises à Ribeauvillé. Cette première association a pour collecteur un autre tisserand suisse, François Eszler.
A Mulhouse, le blocage relatif provient de la bourgeoisie protestante elle-même. Évoquant la réticence patronale à distribuer les notices sur les sociétés bibliques dans ses établissements, le rapporteur parisien de 1825 en est réduit à des conjectures : « Peut-être faut-il l’attribuer à un préjugé déplorable qui aurait fait redouter à quelques chefs d’ateliers, en petit nombre, nous l’espérons, l’établissement d’associations bibliques d’artisans3... » Comme quoi un patronat aussi paternaliste que celui de Mulhouse pouvait vouloir étouffer toute initiative estimée trop autonome…
1Bulletin de la Société Biblique Protestante de Paris, 1824, p. 75-76.
2Société Biblique Protestante de Paris, Rapport de 1824, p. 65.
3Société Biblique Protestante de Paris, Rapport de 1825, p. 33.