Le colporteur Jean Sol

Perdu dans la forêt…

    Les récits de colportage protestant du XIXe siècle abondent en anecdotes. Le genre a même produit un chef-d’oeuvre de la littérature britannique, dû à la plume de George Borrow (1803-1881),  La Bible en Espagne1 . Rien n’y manquait pour en faire un monument épique : les dangers de la route en 1830, les rencontres les plus inattendues, les bandits, les gitans… Le colportage devenait un des grands espaces d’aventures du premier XIXe siècle, au coeur même des campagnes européennes.

    Les récits reproduits dans les rapports des sociétés bibliques répondent, certes, au désir d’exotisme des lecteurs, mais ont comme premier objectif de célébrer la providence divine qui conduit le distributeur de la Parole vers les âmes en recherche de Dieu, quels que soient les d’obstacles.

    J’ai trouvé, dans les premiers rapports de la Société Biblique Protestante de Paris, celui de 1823, un de ces récits caractéristiques. Il est en fait très en avance sur son époque, d’autant que le colportage proprement dit était encore rigoureusement interdit en France ! Je ne sais, à vrai dire, pourquoi le comité de Paris a accepté de mentionner une activité aussi subversive … L’histoire relatée était sans doute tellement belle que le rapporteur a osé braver les foudres de la censure. Elle a pour héros l’ariégeois Jean Sol, qui était décidément un pionnier.

    Sur le fond, le récit est très classique et tout à fait vraisemblable : Les colporteurs et collecteurs se déplaçaient de préférence en hiver, période où ils étaient certains de rencontrer les habitants à proximité de leurs maisons et prêts à engager des conversations. Mais les journées sont alors très courtes et le danger était bien réel d’être surpris par la tombée de la nuit en terrain inconnu, d’autant qu’avant la mise en application du programme de construction des chemins vicinaux qui débute après 1824 et 1836, les sentes étaient fort étroites et bien mal balisées. On risquait à tout moment de s’égarer.

    Suivons donc notre pionnier du colportage :

    « Jean Sol, ce pieux cultivateur dont nous vous avons entretenu dans notre dernier rapport, a repris cette année le cours de ses voyages évangéliques, après s’être recommandé de nouveau par la prière à la protection et à la direction du Très-Haut. Il a parcouru les campagnes, distribuant l’Évangile à ceux qui étaient en état d’en profiter, le lisant tout haut à ceux qui n’auraient pu jouir sans son secours des consolations de la Parole, et accompagnant cette lecture d’exhortations touchantes tirées du bon trésor de son cœur.

    Dernièrement, dit-il dans son journal, ayant été surpris par une nuit fort obscure, je m’égarai et me trouvai engagé dans un bois où je cheminai pendant un certain temps, sans découvrir aucune issue. Dans mon pénible embarras, j’élevai mon cœur par la prière à ce grand être qui est le véritable guide des voyageurs, et qui seul peut leur donner un secours efficace. Encouragé et restauré par cette fervente oraison, je continuai d’errer dans les ténèbres, avec la ferme conviction que celui qui avait permis que j’y fusse enveloppé, saurait bien trouver aussi le moyen de m’en retirer. Voilà qu’en effet, après quelques marches et contre-marches dans la plus profonde obscurité, j’aboutis à un petit sentier battu qui me conduisit hors du bois. De là, j’aperçus dans le lointain une petite clarté vers laquelle je dirigeai mes pas, en bénissant le Seigneur de m’avoir fait trouver cette lueur qui, toute faible qu’elle était, me conduisit à une chaumière où je fus reçu avec une hospitalité patriarcale.

    Cette chaumière était habitée par une famille assez nombreuse, dont le père, quoique dans la force de l’âge, est entièrement privé de la vue. La conversation s’engage aussitôt sur les objets de la religion , ce qui parait être écouté avec une sérieuse attention par les assistant, mais surtout par le pauvre aveugle. Encouragé par ces bonnes dispositions, je proposai à la compagnie de lui lire quelques morceaux de l’Évangile, au nombre desquels se trouva le chapitre 10 de Saint-Marc, où il est parlé du miracle opéré par le Seigneur sur l’aveugle Bartimée. « Oh ! Quel bonheur pour ce pauvre homme », s’écria aussitôt le chef de cette famille hospitalière; « car il est bien triste d’être privé, comme je le suis, de voir la lumière du jour. Sans doute, repartis-je, il est douloureux d’être dans l’état où vous vous trouvez ; mais apprenez, mon bon hôte, que si la privation de la lumière matérielle est si fâcheuse, la privation de la lumière spirituelle l’est infiniment a davantage, puisqu’elle nous empêche de contempler le vrai soleil de justice, qui seul porte la santé dans ses rayons. Isolés, comme vous l’êtes dans ces contrées, et privés par cela même de tout moyen d’instruction, il serait fort heureux qu’il y eût quelqu’un de vous qui pût lire dans ce livre divin : vous y verriez tout ce que le Sauveur a fait et ne cesse de faire en faveur de ceux qui ont le bonheur de le connaître et de se confier en lui ; combien il est compatissant pour les infirmes, pour les malades de corps et d’esprit, puisqu’il les appelle tous, comme vous venez de l’entendre, à aller à lui pour être soulagés dans toutes les misères ». Vivement touché par ce discours, le pauvre aveugle s’empressa de me prier de lui céder le livre qui venait de verser dans son cœur des consolations et une joie telles qu’il n’en a avait jamais éprouvé de semblables. J’ai un de mes enfants, ajouta-t-il, établi dans le voisinage, qui a le bonheur de savoir lire; et, par la lecture qui m’en sera faite, ce livre contribuera non seulement à mon édification, mais encore à celle de toute ma famille. Réjoui des pieuses dispositions de mon hôte, je lui cédai le Nouveau-Testament, et quittai ces bonnes gens en les bénissant au nom du Seigneur, et en leur recommandant la lecture journalière de ce Saint Livre ».

    Rapport de la Société Biblique Protestante de Paris, 1823, p. 79-81.

Jean-Yves Carluer.

1Gorge Borrow, La Bible en Espagne, édition d’Amyot, 1845

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