1830 : Un premier bilan décennal pour les sociétés bibliques

Esquisse d’une géographie de la diffusion de la Bible en France en 1830.

     Ce 21 avril 1830, les distingués membres du comité de la Société Biblique de Paris se pressent dans la grande salle de l’hôtel particulier de Lubert, rue de Cléry, sous les verrières où Mme Vigée-Lebrun avaient exposé ses tableaux peu avant la Révolution. Ils ne savent pas que, quelques mois plus tard, la Révolution de Juillet allait bouleverser pour un temps les conditions du colportage dans le pays.

    Pour l’heure, comme à l’habitude, cette assemblée générale est l’occasion de faire le point sur la diffusion biblique en France après une décennie de travaux fructueux, mais, comme toujours, un peu décevants pour leurs commanditaires. Le rapporteur du comité, le jeune banquier Henri Lutteroth (1802-1889), présente en cette occasion une remarquable synthèse du travail écoulé qu’il est presque inutile d’expliciter, tant elle est claire et intelligente. La langue seule a un peu vieilli, mais on y reconnaît la clarté de style du futur journaliste du Semeur.

   

La verrière de l’Hôtel Lebrun au fond de la cour du 21, rue de Cléry. Lors de la « Semaine sainte » qui commence à regrouper chaque printemps les assemblées générales des oeuvres protestantes, ces dernières ont quelques difficultés à trouver des locaux adaptés dans la capitale.

Que sait-on donc de la diffusion biblique en ces dernières semaines de l’époque de la Restauration ?

    En 11 ans, un peu plus de 100.000 exemplaires des Écritures ont été distribués dans le pays. C’est un chiffre alors considérable, qui a représenté de gros sacrifices financiers. Mais, rapportés à plus d’un million de protestants, cela ne représente qu’un Nouveau Testament pour 10 huguenots. Henri Lutteroth, familier des abaques bancaires a calculé qu’à ce rythme, il faudrait bien plus d’une génération pour réaliser le programme que se sont fixé les Sociétés bibliques.

    De plus, cette pénurie est fort mal répartie.

    Globalement, les provinces frontières du Nord et de l’Est sont les moins mal pourvues. C’étaient déjà celles qui avaient pu, tant bien que mal, s’approvisionner en Suisse et en Allemagne au cours du XVIIIe siècle. Elles appartiennent de plus à une France relativement ouverte à l’alphabétisation, située du côté favorable de la célèbre ligne Saint-Malo-Genève. Mais, mis à part l’Alsace et la Franche-Comté, les protestants y sont peu nombreux, réduits à des isolats en Normandie ou en Île-de-France. C’est là que se sont fondées les premières sociétés bibliques auxiliaires. Nous avons parlé de celles d’Orléans, de Bourges ou de Marsauceux. Elles ont complètement achevé leur mission en 1830. Nous sommes moins renseignés sur Caen, Rouen et Luneray, mais tout porte à croire que la distribution de Bibles, initiée par des pasteurs favorables au Réveil, y a été assez satisfaisante. Même la petite communauté très isolée de Chefresne-Montabot, encore privée de ministre du culte, a bénéficié d’une distribution gratuite en 1825.

« Dans le département de l’Aisne, des pasteurs zélés ont fait parvenir la Bible en des mains qui ne l’avaient peut-être jamais tenue, et dans le Queyras (Hautes-Alpes) on touche au moment où, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, depuis le berger jusqu’au bourgeois, tous les Alpins indistinctement seront munis de la Parole sainte ».

Déceptions…

    C’est dans le midi que se situent les difficultés. On y trouve, certes, des pôles d’excellence comme Saint-Hippolyte-du-Fort (Gard) ou Vallon (Ardèche), sous l’influence de rares pasteurs ouverts au Réveil, mais ces régions sont globalement très peu touchées. « Si nous interrogeons notre auxiliaire de Nîmes », explique Henri Lutteroth, « elle nous répond que, quoiqu’elle ait fait des achats plus considérables que les années précédentes, le douzième seulement de la population protestante du Gard a pu jusqu’ici recevoir le Livre de vie1. Or les Cévennes, très frappées par la persécution, n’avaient plus guère d’exemplaires des Écritures : «  Un travail à été fait à Saint-Jean-du-Gard, et il a été reconnu que pour 3.463 individus, dont 1.088 sachant lire, il n’y avait dans cette ville, avant la fondation de notre Société, que 5 Bibles et 74 Nouveaux-Testaments ». Le beau mouvement biblique des années 1825-1830 n’a donc pas suffi pour y renverser complètement la tendance.

    La situation est plus compromise encore sur l’autre rive du Rhône : «  On nous mande de Valdrôme (Drôme), que sur 4 ou 500 familles qui font partie de cette Église, pas un quart ne possède la Bible ni le Nouveau-Testament ». Tout le département de la Drôme est encore dans une vraie disette de la Parole de Vie. « Il nous faut peut-être de longues années, nous écrit l’un des pasteurs de Lamotte-Chalençon, avant que ce troupeau soit pourvu de la Bible; le besoin que nous avons de la posséder se fait de plus en plus sentir. D’après les rapports que nous avons envoyés à la Société auxiliaire de Dieulefit, notre consistoriale, composée de 6,481 protestants, n’a que 112 Bibles et 400 Nouveaux-Testaments2.

    Le Sud-Ouest de la France est un peu mieux loti : Si nous demandons à la Société d’Orthez quelle est la situation de son ressort, elle nous répond : « Les besoins des protestants de nos Églises sont loin d’être satisfaits». La Société de Bordeaux nous écrit que les départements de la Gironde, de la Charente, de la Dordogne, de l’ouest et du centre de la France sont loin d’être suffisamment pourvus. » Et si nous lisons une circulaire de la Société de Castres […], nous y voyons que, malgré l’activité qui distingue cette société, l’une des principales de France, des besoins y existent encore. […] Sur les huit comités du département du Tarn, quatre ont pourvu du Livre de Vie toutes les familles en état de le mettre à profit.3 »

    Il importe de conserver en mémoire le tableau de ces différentes situations. Car, à partir de 1830, le contexte protestant change considérablement. Rapidement, la liberté de parole offerte aux Réformés se traduit trop souvent par des querelles, des polémiques et des scissions, essentiellement à propos du Réveil. Nous en verrons les développements. Certes, la plupart des sociétés auxiliaires restent fidèles à leur mission, et la diffusion biblique se poursuit en pays protestant, mais la dynamique se grippe progressivement. La disette de Bibles se prolonge en certains lieux pendant une ou deux générations. Par contre, les nouvelles sociétés évangéliques entreprennent alors un colportage systématique en direction de toute la population.

Jean-Yves Carluer.

1Rapport de la Société Biblique Protestante de Paris, 1830, p. 14.

2Idem, p. 15

3Idem, p. 14.

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