1878 : un tournant !
Lord Radstock est considéré comme le fondateur des Églises évangéliques en Russie qui rassemblent aujourd’hui plus d’un million de fidèles. C’est le principal titre de gloire de notre baron britannique
Que s’est-il passé ?
Granville Augustus Radstock, déçu par l’impact mitigé de ses réunions anglaises, se tourna de vers l’Europe continentale. Lui-même et ses sœurs y accompagnèrent ses amis, les gentlemen-evangelists Reginald Radcliffe ou Henry Grattan Guinness, de plus en plus présents de ce côté de la Manche. On suit par exemple Lord Radstock Suisse, accompagné de ses sœurs, dans le Pays-de-Vaux à la fin des années 1860. Tous sont liés au missionnaire Hudson Taylor et partagent une vision mondiale de l’évangélisation. Tous ont en commun une grande sympathie pour le mouvement des Open Brethen, c’est-à-dire les Frères larges, en pleine expansion à cette époque.
Même s’il fréquente à l’occasion l’Allemagne ou les pays scandinaves, Lord Radstock est particulièrement à l’aise en France, nation de sa grand-mère maternelle. Il s’exprime aisément en français, aussi bien au cours des entretiens particuliers que du haut de la chaire.
Lord Radstock, qui réside habituellement dans sa propriété de Mayfield Park, près de Southampton, ne se trouve qu’à quelques heures de navigation du Havre, d’où il peut remonter rapidement la vallée de la Seine en chemin de fer jusqu’à Paris.
C’est sans doute lors de l’exposition universelle de Paris en 1867 ou au cours d’un voyage en Suisse qu’il fait la rencontre décisive de représentants de l’aristocratie russe. Ce sont d’abord des dames, la princesse Nathalie Lieven, sa fille Sophia, sa cousine Katherine Galitsine, Elizaveta Chertkova, la comtesse Pashkov…
L’historiographie actuelle du Réveil baptiste en Russie considère que ces dames de la haute société de Saint-Petersbourg étaient déjà acquises aux idées évangéliques quand elles ont contacté Lord Radstock à une date indéterminée, entre 1867 et 1872 1. La famille Lieven, d’origine estonienne, était protestante depuis la Réforme et avait contribué à l’introduction en Russie des premiers NouveauxTestaments édités par la société biblique britannique sous le règne de Nicolas Ier. Un de ces exemplaires serait à l’origine de la conversion de Raskolnikov dans le dernier chapitre de Crime et Châtiment de Fedor Dostoievski.
Au cours des années 1860 et 1870, la Russie est en relative ébullition. La défaite de Crimée a convaincu nombre d’hommes politiques de la nécessité d’engager des réformes dont la plus éclatante est l’abolition du servage finalement proclamée par le tsar Alexandre II en 1861 puis en 1866. Le développement du nihilisme creuse le fossé entre les réformateurs et les révolutionnaires. Les attentats se succèdent jusqu’à l’assassinat du tsar lui-même en 1882.
C’est dans ce contexte que Lord Radstock arrive à Saint-Petersbourg au printemps 1874. Il fera en tout quatre séjours en Russie avec de longues absences intermédiaires, par exemple au cours des années 1875 et 1876.
L’évangéliste britannique conduisit de nombreux meetings sous deux formes. Les plus connues sont les réunions « pieusement mondaines » dans de riches résidences de la capitale russe, pour reprendre l’expression utilisée naguère à propos du premier « Réveil » parisien des années 1820. Mais le lord anglais utilisa également les locaux de la chapelle américaine de Saint-Petersbourg lors de services religieux plus formels. Notre homme prêchait en langue française, bien connue de la haute aristocratie russe. Comme Frère large très ouvert, il se gardait bien de critiquer la confession orthodoxe. C’est ce qui explique les succès et les limites de son action. Au cours de ces années, il réussit à convertir un certain nombre de personnages clés de la capitale russe, comme le comte Vladimir Bobrinski (1824-1898), ancien ministre des transports, ou le colonel Vassili Pashkov (1813), de la garde impériale. Signe de son impact dans cette société, le personnage de Lord Radstock apparaît derrière une identité de façade dans des romans de Tolstoi, comme Anna Karénine et Résurrection. Le grand impact de Lord Radstock en Russie doit pourtant être relativisé. La simplicité du message du Salut annoncé par le prédicateur britannique ne rencontrait pas le puritanisme et l’ascétisme traditionnels dans la religion russe.
La réaction croissante du clergé orthodoxe se manifesta par la persécution dès la fin du règne d’Alexandre II. Constantin Pobiedonotsev, le nouveau procureur-général du Saint-Synode prend finalement des mesures intransigeantes. Lord Radstock, qui avait effectué quatre longs séjours dans l’Empire, est banni de Russie en 1878, suivi de Bobrinski et de Pashkov quelques années plus tard. Mais les Églises évangéliques avaient reçu des fondations assez solides pour résister et affronter avec courage le terrible 20e siècle russe.
Quant à Lord Radstock et ses amis, de nouveaux champs de mission les attendaient, en particulier la France et l’Europe continentale…
1 Constantine Prokhorov, Russian Baptists and Orthodoxy : 1960-1990 : A Comparative Study of Theology, p. 57. Autres titres : Andrey p. Puzynin, The tradition of the Gospel Christians : A Study of Their Identity and Theology duriing the Russian, Soviet and Post-Soviet Periods, Pickwick Publications, 2014.
Albert W. Wardin, On the Edge: Baptists and Other Free Church Evangelicals in Tsarist Russia, 1855-1917, Wipf & Stock Publishers, 2013
E. Heier, Religious Schism in the Russian Aristocracy, 1860–1900, Radstockism and Pashkovism, Martinus Nijhoff, 2012.