Du drame Bourbaki à l’évangélisation de la France (3)

Des Bibles venues de Suisse…

     L’accueil des soldats français de l’Armée Bourbaki avait soulevé en Suisse un élan de solidarité inédit, accompagné d’un effort considérable d’évangélisation. Alors que les derniers soldats prennent le chemin de la France, au printemps 1871, les différents responsables protestants de la Confédération réfléchissent aux moyens de compléter et de prolonger cette action.

    En mai 1871, « quelques amis du règne de Dieu, réunis à Neuchâtel » entourent le professeur Godet, célèbre théologien protestant de la ville[1] et du comte Pierre Maurice de Pourtales[2]. Ils sont d’autant plus frappés par les événements qu’ils viennent de vivre que ceux-ci les ont déchirés dans leur double identité : les Neuchâtelois sont français de langue et ont eu comme souverains les Orléans-Longueville jusqu’en 1707 et le maréchal Berthier de 1807 à 1814. Ils sont aussi très liés à la Prusse : le comté a choisi la famille de Hohenzollern en 1707, avant de rejoindre la Confédération helvétique en 1815 et de rompre définitivement les liens avec Frédéric-Guillaume IV en 1848, divorce définitivement réglé en 1857. Cela ne fait donc que quelques années qu’ils ne sont plus prussiens. Le pasteur Frédéric Godet avait été aumônier privé du futur roi Guillaume 1er, celui-là même qui venait de vaincre la France.

    En 1871, l’analyse des pasteurs neuchâtelois rejoint complètement celle de leurs collègues genevois et vaudois. Ils ne peuvent comprendre ce qui vient de se passer sous leurs fenêtres que comme un appel de Dieu : il y a «quelque chose à faire en réponse à cette dispensation providentielle »[3].  C’est ainsi qu’ils fondent la Société Neuchâ­teloise pour l’Évangélisation de la France (SNEF).

    Dans un premier temps, la société obtient la liste et bientôt l’adresse de tous les soldats français qui ont été internés dans la Confédération. Grâce aux fonds rassemblés par les donateurs locaux, la SNEF peut faire distribuer aux anciens internés un exemplaire du Nouveau Testament, accompagné d’une lettre du comité : « [leurs amis de Suisse] après leur avoir offert le pain du corps venaient aujourd’hui leur présenter un bien plus précieux, le Saint Livre, le message du Salut ».

    Les premiers échos qui parviennent à Neuchâtel de cette opération sont très favorables. Mais en même temps, ils suscitèrent une frustration : pouvait-on se contenter des lettres de remerciements, ne fallait-il pas envisager une action plus durable et des contacts plus réguliers ?

La première voiture de la Société de Neuchâtel, ici mise en scène en 1905, après avoir été rachetée par la Mission Évangélique Bretonne, de Trémel. Sur l'estrade, le colporteur Guillaume Le Quéré. A gauche de la photo, de profil, son père, François Le Quéré, fondateur de la Mission aux Bretons, du Havre.

La première voiture de la Société de Neuchâtel, ici mise en scène en 1905, après avoir été rachetée par la Mission Évangélique Bretonne, de Trémel. Sur l’estrade, le colporteur Guillaume Le Quéré. A gauche de la photo, de profil, son père, François Le Quéré, fondateur de la Mission aux Bretons, du Havre.

    En août 1871, la Société neuchâteloise se trouva en contact avec le Cristal Palace Bible Stand, de Londres, qui lui proposa une grande voiture hippomobile « que des frères anglais avaient fait construire en vue de l’évangélisation et de la dissémination de la Parole de Dieu »[4]. L’offre fut acceptée, et la SNEF s’associa avec la Société Biblique du Canton de Vaud pour mettre sur pied une opération de grande ampleur : parcourir la France entière pour reprendre contact avec les anciens internés ! Les frais étaient partagés également par le Cristal Palace Bible Stand, la Société Biblique de Bâle et divers donateurs suisses et britanniques.

    La Société Biblique du canton de Vaud détacha un de ses propres colporteurs pour la grande aventure : Frédéric Pointet. L’évangéliste avait déjà travaillé au milieu des prisonniers français en Allemagne. Accompagné de son épouse, il se prépara pour 25 ans d’aventures, de joies, mais aussi d’épreuves et d’affrontements.

    Nous reviendrons sur les multiples aspects de ce qui apparaît, avec le recul, comme une épopée du colportage. Frédéric Pointet a passé des années sur les routes, dormant dans le froid à l’intérieur de la voiture sur les places des villages, prêchant le lendemain du haut de la banquette du cocher, tout en distribuant des Évangiles. Avec quels résultats ! Le rapport de la Société neuchâteloise en dressait un bilan provisoire en 1889, six ans avant le départ en retraite de Frédéric Pointet : 118.625 Bibles et Nouveaux Testaments avaient été vendus, 925.500 Évangiles et 304.627 almanachs distribués gratuitement en 18 ans, à partir d’un véhicule qui avait parcouru environ 100.000 km au pas lent des chevaux !  L’efficacité distributive de la voiture biblique était à peu près 50 fois plus forte que celle d’un colporteur pédestre, la sacoche au côté.

    Conséquence imprévue d’une terrible défaite, 1871 a marqué un tournant dans la massification de la diffusion biblique en France.

Jean-Yves Carluer



[1] Frédéric Louis Godet, 1812-1900, fut pasteur à Neuchâtel et en Allemagne. Il devint professeur de théologie en 1868. Il est le fondateur de l’Église indépendante de Neuchâtel en 1873. Ses ouvrages d’exégèse, publiés entre 1873 et 1893, sont encore des classiques des écoles bibliques de tendance évangélique.

[2] Pierre Maurice de Pourtalès, 1837-1908, citoyen de Neuchâtel, officier, comte prussien, époux de Anna Von Schönberg.

[3] Société Neuchâ­teloise pour l’Évangélisation de la France, Rapport annuel, 1872.

[4] Dans le rapport de 1893, Frédéric Godet, président de la Société de Neuchâtel, estimait même que « la Société du Biblestand (sic)… en était la véritable fondatrice »

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