Indice étonnant de l’accélération de l’histoire à l’époque de la Révolution : Les derniers galériens protestants, enfermés pour leur foi, n’avaient été libérés qu’en 1775. 45 ans tard, l’administration autorise, voire encourage, la distribution de Bibles dans les bagnes qui avaient succédé aux galères.
Dès le milieu du XVIIIe siècle, la Marine avait fini par se rendre compte que les navires de combat à rames étaient dépassés, coûteux et moralement critiquables. Elle avait donc décidé de concentrer les condamnés aux travaux forcés dans trois grands bagnes correspondant aux bases navales de Brest, Rochefort et Toulon. Il s’y ajoutera bientôt un plus petit site, réservé aux militaires délictueux, Lorient. Des milliers de bagnards, toujours appelés galériens, y étaient enchaînés et affectés aux travaux de « grande fatigue » des arsenaux. Parmi eux se trouvaient toujours quelques protestants au début du XIXe siècle, mais ils avaient été condamnés pour divers délits de droit commun qui pouvaient d’ailleurs être minimes. Comme toutes les institutions de la Marine, les bagnes avaient sous la Restauration un aumônier catholique qui veillait jalousement à conserver le monopole de sa religion.
Comment des Bibles ont-elles pu parvenir aussi précocement et facilement dans des institutions ainsi fermées ?
La large distribution des Écritures aux galériens protestants est due à trois facteurs.
– Le premier est le rôle de la Société Biblique britannique. Nous avons déjà dit sur ce site qu’un des premiers grands projets de la British and Foreign Bible Society (BFBS) avait été, lors de sa création, la diffusion gratuite de Nouveaux Testaments aux prisonniers de guerre, notamment français, enfermés sur les sinistres pontons flottants des estuaires anglais. Ces détenus furent les premiers à bénéficier par milliers des éditions modernes des Écritures. Une fois la paix définitivement signée, la Société Biblique de Paris, créée en 1818, reçut de son homologue et donatrice britannique la mission de poursuivre une œuvre analogue dans les prisons françaises.
-La deuxième raison est liée à la première. En 1820, nombre d’officiers de marine de notre pays avaient subi les pontons anglais. Beaucoup savaient d’expérience que la lecture de la Bible dans les entreponts humides, sombres et froids, avait été pour eux, selon les cas, source de foi, d’encouragement, ou de simple dérivatif à leur terrible quotidien. Devenus quelques années plus tard les cadres d’une nouvelle Marine française, y compris de ses bagnes, ils auraient eu mauvaise grâce à y interdire le Livre où ils avaient puisé le réconfort.
Des ministres et des amiraux…
– La troisième raison tient au rôle de quelques grands notables calvinistes. Il se trouve en effet que la Marine française du roi Louis XVIII est sous l’influence de quelques décideurs protestants. Nous en citerons trois :
* Le marquis François de Jaucourt, maréchal de camp, grand-croix de la Légion d’honneur, pair de France, est ministre de la Marine du 9 juillet au 26 septembre 1815. C’est lui qui devient, trois ans plus tard, le premier président de la Société Biblique de Paris !
* Le Baron Pierre-Barthélémy Portal d’Albarèdes, maire de Bordeaux, député, grand-croix de la Légion d’honneur, pair de France, issu d’une grande famille de négociants huguenots, est également ministre de la Marine et des colonies de décembre 1818 à décembre 1821. Il est connu comme le véritable réorganisateur de la puissance navale française. C’est sous son ministère que sont examinées les demandes de distribution de Bibles aux forçats protestants.
* Le comte Charles Henri Ver-Huell, d’origine hollandaise. Vice-Amiral, Grand-Aigle de la Légion d’honneur, avait été un des meilleurs marins de Napoléon. Couvert de gloire militaire, il avait été maintenu dans ses titres par le roi Louis XVIII et faisait partie des quatre inspecteurs généraux de la Marine. Il vient d’être nommé pair de France en 1819. Le comte Ver-Huell est également vice-président de la Société Biblique de Paris ! Soutien très actif de la diffusion des Écritures, il est aussi à l’origine de la création de la société auxiliaire de Marseille et s’occupe du déploiement des sociétés branches dans le midi. C’est probablement lui dont l’influence a été la plus déterminante dans l’autorisation accordée de faire rentrer les Bibles dans les bagnes. C’est en tout cas indiscutable à Toulon. Son nom est encore cité en octobre 1825 quand il s’agit d’obtenir cette fois un lieu de réunion propre aux bagnards protestants, ce qui suppose découpler les fers qui les liaient aux détenus d’une autre religion : « M. l’amiral Ver-Huell ne perd pas cet objet de vue »[1].
(A suivre)
[1] Lettre d’Auguste de Staël au comité de la Société biblique, 20 octobre 1825, Bulletin de la SBP, 1825, p. 138.