Le Béthel du Havre, 1855-1863 -1

Le retour du pasteur Sawtell au Havre

    Le Sailor’s Magazine[1], dans son numéro de décembre 1854 annonçait la nouvelle que les protestants de la Porte océane n’osaient plus attendre : « le retour du Révérend E.N. Sawtell dans son travail d’aumônier des marins américains du Havre. Sa dernière et importante tâche officielle, celle de la fondation d’un premier collège féminin à Cleveland, dans l’Ohio, est achevée et confiée en de bonnes mains […] Sa santé est si restaurée qu’il est capable de prêcher à nouveau l’Évangile à ses frères marins, de les visiter à leur bord et à l’hôpital […] Il va s’embarquer avec sa famille depuis New-York vers son poste de travail dans quelques jours…« 

    La traversée, contrecarrée par des vents contraires, dura 40 jours. Mais, à l’arrivée en Basse Seine, Elie Sawtell a la satisfaction d’être accompagné par une flotte de quelques dizaines de navires américains qui avaient également été retardés : plus de 2000 marins l’attendaient. Chaque année, plus de 200 vaisseaux américains relâchent au Havre, portant plus de 5000 marins d’outre-Atlantique. Les matelots britanniques sont encore plus nombreux. Plus de 700 bricks charbonniers déchargent en un an la houille embarquée à Newcastle ou Cardiff. « Jamais le travail n’a été aussi important » peut écrire le pasteur en 1858.

    E. N. Sawtell retrouve sa belle chapelle anglo-américaine et ses tournées le long des quais. Il est très conscient que la situation financière de l’aumônerie du Havre est catastrophique. C’est même une des raisons de son retour. Mais il en connaît la solution. Les marins de Grande-Bretagne sont désormais majoritaires dans le port. Il lui faut donc obtenir une importante contribution des œuvres protestantes navales britanniques. Cela ne devrait pas être trop difficile. E.N. Sawtell en avait déjà rencontré les responsables quelques années auparavant lors de la tournée de financement de la chapelle.

    Le pasteur partit donc revoir ses amis de Londres. Je n’ai pas eu accès au détail des décisions prises. Il semble qu’Elie Sawtell ait réussi à susciter son propre comité auxiliaire britannique, le Havre Sailors’ Mission : Le Béthel reçoit, par exemple 370 livres sterling en 1857 de la part de Wm. Ferguson, son trésorier[2].

De même, note le rapport de 1858, « L’aumônier a été beaucoup aidé et encouragé par le consul américain, l’honorable James A. Putnam, à qui le comité présente tous ses remerciements, ainsi qu’à Messieurs Monod et d’autres amis du Havre…« [3]

    Au cours de la décennie d’absence du Rev. Sawtell aux USA, la situation économique de la ville a beaucoup évolué, entraînant une modification sensible de l’auditoire havrais du pasteur.

    L’activité baleinière qui avait suscité à l’origine l’aumônerie des marins américains est en net déclin. Bien des marins de Nouvelle Angleterre sont rentrés. D’autres, comme Jeremiah Winslow, ont fait souche. Ses descendants se sont fondus dans d’autres lignages de négociants protestants locaux comme les Du Pasquier.

    Les navires américains représentent encore le tiers des trois-mâts au long cours qui font relâche au Havre. Ils transportent essentiellement des balles de coton chargées à La Nouvelle-Orléans ou à Charleston : c’est l’apogée de la production esclavagiste du sud des USA, production qui s’effondre ensuite brutalement avec le déclenchement de la Guerre de Sécession. Le trafic de passagers vers le nouveau monde a été pris en charge, par contre, par des paquebots mixtes à vapeur, les steamers.

marins américains en 1858

Marins américains des années 1850 (The Sailor’s Magazine, 1858, p. 3).

   L’évolution du transport océanique américain a amené de sensibles mutations dans la composition des équipages venus d’outre-Atlantique. Les capitaines et les officiers des rapides trois-mâts armés à New-York représentaient une véritable aristocratie de la mer. Ces hommes jouissaient d’une forte considération et étaient très bien payés. Un certain nombre d’entre eux était des chrétiens fervents qui ont animé et soutenu financièrement le Béthel du Havre. Comme les escales étaient longues et pouvaient durer des semaines en cas de vents contraires, ils devenaient les paroissiens de l’aumônier pendant une grande partie de l’année.

    Ces hommes sont à présent beaucoup moins nombreux, remplacés par une nouvelle génération d’officiers techniciens. Les grands voiliers assurent maintenant le trafic cotonnier venu des états du Sud. Leurs équipages sont loin d’être intéressés par la Bible. Pour faire face à l’accroissement du trafic, des armateurs américains complètent leurs équipages avec des individus enrôlés sous contrainte. Le crimping system, plaie traditionnelle des gens de mer anglo-saxons, bat son plein : un recruteur propose un crédit à quelque malheureux isolé dans un port, lui paie des vêtements et à boire. Le lendemain, ce dernier, souvent sans compétence navale, se retrouve embarqué en mer, affligé d’une dette considérable. On le fait donc travailler sous les insultes et les coups. Il est tenté, à la prochaine escale, de se défouler dans les auberges, mais il lui faut de l’argent. Et le cycle continue.

    Dans une lettre écrite en septembre 1857, Elie Sawtell relate le cas d’un capitaine de Boston, « très intelligent et chrétien » qui lui confie avec des larmes dans les yeux qu’il abandonne la mer car il ne peut plus supporter les pratiques du métier et la société des marins de son pays[4].

L’aumônier doit d’urgence innover pour répondre à sa mission.

(à suivre)

Jean-Yves Carluer

[1] The Sailor’s Magazine, décembre 1854.

[2] Idem, 1858, p. 14.

[3] Idem, avril 1863.

[4] Idem, p. 165.

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