Voyages dans les Cévennes avec des Bibles -3

Les chemins des écolières

Apprendre à lire dans la Bible…

     « C’est surtout dans les Cévennes que tous les avantages de notre belle institution commencent à être appréciés » s’exclame l’amiral Ver Huell devant l’assemblée générale de la Société biblique de Paris au printemps 18271 […] Des communes entières sont venues souscrire aussitôt qu’elles ont connu l’existence de la société qu’elles ignoraient ; j’ai été témoin de ce zèle touchant ».

Extraordinaire retournement de situation, effectivement, par rapport à l’attentisme qui prévalait jusqu’en 1826. Le mouvement s’étend désormais sur l’Ardèche et bientôt la Drôme où de nouvelles missions bibliques sont en cours. Deux «  commissaires » partis de Saint-Hippolyte-du-Fort, le pasteur Boissière et un laïc, Marcellin Dadre-Caucanas, parcourent à cheval 600 km en Ardèche. Ils célèbrent la cène et fondent une société à Vals le 2 septembre 1827, une autre à Guiras la semaine suivante, puis à Chalençon, Vernoux, et Saint-Christol où ils sont secondés par le pasteur local, Théophile Chabal. Le voyage a toujours autant de succès à Alboussière, à Lamastre, à Saint-Agrève… « Après le service divin auquel les fidèles se sont rendus de toutes parts et en grand nombre, une société biblique s’est établie sans peine2 ».

     Les deux missionnaires bibliques retournent vers le Gard en longeant le Rhône, fondant des sociétés à Fons-du-Pousin, à Toulaud et à Privas où ils sont rejoints par le jeune pasteur Emilien Frossard qui, dans un discours, selon le compte rendu publié dans la capitale« a prouvé que la Parole de Dieu est claire et que tous les chrétiens doivent la lire ». Une dernière création, aux Ollières, et les deux délégués rentrent à Saint-Hippolyte le 27 septembre. Ils ont mis sur pied plus de 10 sociétés branches en moins d’un mois !

     Mais les missions bibliques ne sont pas les seuls moteurs de l’expansion du réseau des sociétés. Si de nouvelles associations naissent aussi facilement, c’est que les protestants du Midi sont désormais convaincus de l’intérêt de la lecture de la Bible. Au fait, la lecture, la Bible, ou les deux ? Il est parfois difficile de définir la hiérarchie des motivations dans la véritable soif de Écritures qui s’empare d’une partie de la population.

     S’il faut chercher l’origine de cet engouement pour le texte biblique, il faut, bien sûr, parler de l’enthousiasme communiqué par une nouvelle génération de pasteurs. Mais ce n’est pas la seule raison. La demande de livres vient de l’intérieur même des familles protestantes. Les enfants et les jeunes, dans les foyers pauvres et analphabètes qui représentent souvent plus de la moitié de la population, ont immédiatement compris que la possession du Livre ouvrait la porte à une élévation spirituelle et sociale, surtout si des âmes dévouées voulaient bien leur en donner la clef. L’exemple le plus achevé est celui du canton de Saint-Jean-du-Gard, où rappelons-le, Mesdames Pelet de la Lozère avaient mis en place une structure élémentaire d’alphabétisation sous la forme d’une « école du dimanche », selon le modèle britannique de Robert Raikes.

Un succès éclatant…

    « L’établissement d’écoles doit donc accompagner et quelquefois précéder l’établissement d’associations bibliques », expliquent les dames de la Société de Paris en 1827. « Mais on nous objectera qu’il est des contrées trop pauvres pour supporter les dépenses considérables de telles institutions, et dont les habitants, dès l’âge le plus tendre, consacrent tous les instants de leur vie aux travaux les plus pénibles. Ces objections ne peuvent s’appliquer aux écoles du dimanche, dont les frais sont moins dispendieux et qui se combinent avec les occupations de la semaine.

Sur la route de Saint-Jean-du-Gard, le "pont des Camisards".

Sur la route de Saint-Jean-du-Gard, le « pont des Camisards ».

    « On peut se rappeler que les Sociétés bibliques de Saint-Jean-du-Gard et d’Orange prirent naissance parmi les jeunes filles admises dans les écoles, et dont l’exemple fut suivi [par un effet] d’entraînement général. L’école de Saint-Jean-du-Gard ne se composait d’abord que cinq ou six jeunes filles que deux dames recevaient chez elles chaque dimanche; bientôt ces jeunes filles sollicitèrent pour leurs sœurs, leurs amies, la faveur d’être aussi reçues, et le nombre ne tarda pas à en devenir si grand qu’il fallut les diviser en deux classes et les réunir dans un vaste local. En moins d’un an leur nombre s’élevait à plus de 300. Elles accouraient des villages les plus éloignés ou descendaient des montagnes, faisant souvent plusieurs lieues à pied sans se donner le temps de prendre leurs repas, tant leur crainte d’arriver trop tard était grande ; l’ardeur du soleil, les intempéries de la saison ne pouvaient les arrêter. Quel était donc cet aimant irrésistible ? La lecture de la Bible et l’explication des paroles divines. Leurs jeunes cœurs avaient senti combien il est doux de servir Dieu, et tout leur devenait facile pour apprendre à le connaître davantage3 ».

    Le développement de la scolarisation, que ce soit sous forme d’établissements d’enseignement mutuel protestant ou des Écoles du dimanche, marche de pair avec le mouvement biblique4. C’est ce que constatent les bénévoles de la Société de femmes de Montpellier : « Dans la plupart des familles dont les enfants reçoivent l’instruction de nos écoles, ces mêmes enfants, rentrés sous le toit paternel, nourrissent à leur tour leurs parents du vrai pain de vie ; il est peu de ces familles qui n’y emploient une partie de la soirée […] Une petite fille de huit ans, qui suit aussi nos écoles du dimanche et qui enseigne à lire à sa mère, lui rend le soir l’explication qu’elle a reçue : c’est un moyen qui a servi,dans quelques familles à amener aux idées religieuses ceux qui en paraissaient auparavant fort éloignés5 ».

    Au fur et à mesure que la distribution des Livres saints atteint l’ensemble des adultes alphabétisés, les sociétés bibliques locales sont tentées d’introduire un nouveau critère d’attribution. Elles proposent désormais la Bible dans les foyers où les parents sont analphabètes mais où un enfant est apte à la déchiffrer. L’exemple des jeunes donnera envie aux parents d’apprendre la lecture. Selon le rapport de la société de Quissac, par exemple, « des filles et des femmes âgées, des hommes ayant passé quarante ans ; s’empressent d’apprendre à lire […] pour connaître dans la Bible la bonne nouvelle du Salut, et ce désir leur a fait faire, en peu de temps des progrès extraordinaires6… ».

    On ne peut évoquer la soif d’alphabétisation qui saisit les protestants du midi en cette fin des années 1820, sans la relier à la mise en place des premières lois scolaires françaises dix ans plus tard. Les deux ministres de l’instruction publique qui les mettront en œuvre au début de la Monarchie de Juillet étaient tous les deux protestants et gardois. Le premier, François Guizot (1787-1874), est bien connu. Son successeur, qui signa le premier décret relatif à la scolarisation des filles en 1836, s’appelait Joseph Pelet de la Lozère (1785-1871).

Jean-Yves Carluer

1Rapport de la Société Biblique Protestante de Paris, 1827, p. 63.

2Bulletin de la Société Biblique Protestante de Paris, novembre 1827, p. 73

3Rapport de la Société biblique des dames, in Rapport de 1827, p. 54.

4Sur le développement de ces écoles, lire Anne Ruolt, L’école du dimanche en France au XIXe siècle, l’Harmattan, 2012. Consulter aussi son blog : histoire2pedagogie.overblog.com.

5Idem, octobre 1827, p. 55.

6Idem, décembre 1827, p. 92.

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