Fonder une société biblique auxiliaire (3)

Destins de femmes

Marsauceux, 1824

     Je m’arrête une dernière fois sur la petite société biblique auxiliaire de Marsauceux (Eure-et-Loir), avec ses deux branches masculine et féminine. Car, en examinant la composition du bureau de la société de femmes de ce hameau protestant, l’historien que je suis est resté quelque peu abasourdi !

    Qu’avait donc de si extraordinaire cette poignée de dames et de jeunes filles qui s’étaient regroupées pour organiser le financement des premières Bibles de mariage de la région ?

temple Marsauceux 1911

Le temple de Marsauceux en 1911 (Henri Lehr, op. cit., p. 492)
A cette date, la population protestante du hameau, touchée par la crise du Phylloxera, était tombée à une centaine de personnes.

L’initiative de départ venait de l’institutrice réformée du village, Mme veuve Gatfée, née Dufait. Nous ne savons pratiquement rien d’elle. L’orthographe même de son nom est sujette à interrogation. Son statut et sa situation sont conformes à l’usage de l’époque : la paroisse locale avait décidé de confier l’alphabétisation des jeunes enfants à une femme instruite et de bonne réputation tombée dans la gène financière à la suite de son veuvage. Son salaire était dérisoire. En relation avec le pasteur Née, elle prit sur elle de rassembler un certain nombre de femmes du village autour d’un projet de société biblique de dames. Une seule vint à la première réunion. Le pasteur demanda alors à l’institutrice de prendre la parole à l’issue du culte dominical. Quelques jours plus tard, elles étaient 28 femmes, presque toutes épouses de vignerons, qui se préparèrent à constituer un comité provisoire. Mme Gatfée se contenta modestement du rôle de secrétaire. Les usages d’alors commandaient de confier les premières places aux familles de notables locaux[1].

     L’épouse du pasteur accepta de devenir vice-présidente.

Virginie Hébert

     Présentons-là donc maintenant : Virginie Hébert, épouse Née, avait d’abord été prénommée « Scipion » lors de sa déclaration à l’État civil de Paris en 1793. Ce terme étrange faisait référence aux hommes d’État de la Rome antique parés de nombreuses vertus civiques. Ce choix se comprend mieux si l’on sait que le jeune père n’était autre que le célèbre « terroriste » Jacques René Hébert (1757-1794)[2]. Chef de la faction des Hébertistes, surnommé d’après le titre de son journal, Le Père Duchesne, il avait été un des plus célèbres révolutionnaires de la période de la Terreur. Ce journaliste populaire, « déchristianisateur » absolu, était l’idole des sans-culottes. Véritable caricature de la Révolution, Jacques Hébert avait appelé dès 1792 à « promener sur des piques » les têtes des prêtres et des aristocrates. Il obtint la chute des députés girondins, devint substitut du procureur de la Commune pendant la Terreur, mais finit guillotiné à son tour le 24 mars 1794, victime des luttes du pouvoir internes à la Convention. Il avait épousé en 1792 une ancienne religieuse, Françoise Goupil, qui lui avait donné en février 1793 une fille, Scipion Virginie. La malheureuse mère, Françoise Goupil épouse Hébert, fut décapitée trois semaines après son mari en même temps que Lucile Desmoulins.

La maison de Mme Née à Marsauceux (dessin de 1911, Henri Lehr, op. cit, p. 501)

La maison de Mme Née à Marsauceux (dessin de 1911, Henri Lehr, op. cit, p. 501)

   Que devint alors la petite orpheline, âgée d’un an ? Elle fut recueillie par l’imprimeur Jacques Marquet, ancien associé de son père et probablement protestant, qui entreprit son éducation pour qu’elle devienne maitresse d’école[3]. Elle épousa devant le pasteur Rabaut-Paumier, le 9 décembre 1809 à l’âge de 16 ans, Léon Née (1784-1856), fils du ministre protestant d’Orléans. Quand son mari fut nommé l’année suivante à Marsauceux, Virginie devint donc une très jeune épouse de pasteur. Elle eut cinq enfants, dont trois moururent en bas-âge. Très engagée dans la foi protestante, Virginie Hébert-Née, tout comme son mari et son beau-frère, le pasteur Colani-Née, de Lemé, est alors une figure du pré-Réveil[4]. Elle avait 31 ans en 1824.

Maria Waddington

     Restait à élire une présidente. Un choix s’imposait. Le bienfaiteur de l’Église, l’industriel français et aristocrate britannique Thomas Waddington, était vice-président de la Société biblique de Paris. Il partageait avec ses frères et sa sœur l’usage du château familial de Saint-Rémy-sur-Avre, à quelques lieues de là. Cette sœur, justement, encore célibataire, ne pourrait refuser un tel engagement qui répondait à sa Foi. L’institutrice lui adressa donc une demande officielle : « [Le pasteur] M. Née vous nomma, Madame ; nous n’aurions pas, sans lui, osé porter nos vues si haut… »[5].

     Maria Waddington avait alors 26 ans. Fille de William Waddington, esquire, et de Grace Valentine Sykes, elle était sans doute encore plus anglaise que ses frères. La suite de sa vie le montrera. Elle accepta volontiers de devenir présidente de la Société biblique auxiliaire de femmes de Marsauceux et le resta jusqu’à son mariage.

     Car Maria Waddington (1798-1859) croisa trois ans plus tard la route d’un clergyman britannique, Walther Augustus Shirley (1797-1847). Son grand-père était cousin de Lady Huntingdon, la fameuse revivaliste méthodiste, et s’était converti sous l’influence de Henry Venn. On comptait depuis-lors les Shirley comme des représentants éminents du courant évangélique de l’Église d’Angleterre. Le jeune Walther Augustus Shirley, diplômé de l’Université d’Oxford, orateur brillant mais d’une famille ruinée par l’insurrection irlandaise de 1798, avait suivi une carrière ecclésiastique cahotante qui l’avait amené à devenir aumônier des Britanniques résidant à Rome. Il s’y lia avec Von Bunsen et le théologien Thomas Erskine.

Walther A. Shirley

Walther A. Shirley

     Walther Shirley épousa Maria Waddington en 1827 à Paris. Le couple, très uni, vécut pendant plusieurs années dans le petit presbytère de la paroisse de Shirley. Walther gravit progressivement les degrés des honneurs dans l’Église d’Angleterre : archidiacre de Derby, Bampton lecturer de l’université d’Oxford, et finalement évêque de Sodor et Man. Maria et son mari eurent un fils. Leurs descendants, héritiers du titre de comtes de Ferrers, sont membres héréditaires de la Chambre des Lords.

Walter et Maria Shirley accueillirent longtemps à leur table dans les années 1840 leur neveu William Waddington, fils de Thomas et futur Président du Conseil de la République française, pendant qu’il faisait ses études à Oxford. Ce dernier avait coutume de dire que son oncle Walter Shirley avait été pour lui un deuxième père[6].

     A Marsauceux, la petite société biblique féminine auxiliaire ne semble pas avoir survécu au départ de Maria et au décès prématuré de Virginie Hébert-Née en juillet 1830. Cette dernière laissait des orphelins dont l’un deviendra géomètre. L’année suivante, le rapport international de la British and Foreign Bible Society signalait que les foyers protestants de Marsauceux étaient les premiers de France à posséder tous la Bible[7]. Les sociétés locales avaient accompli leur mission.

Un moment de l’histoire protestante

     Que peut-on retenir de cette rencontre improbable dans un hameau d’Eure-et-Loir, de femmes de vignerons, d’une institutrice, de la fille d’Hébert et de la future épouse d’un évêque anglican ?

     -La première remarque, justement, c’est que cette rencontre s’est faite autour de la Bible. C’est dire la dynamique extraordinaire du Réveil biblique : Il était capable de relativiser, voire d’effacer, un lourd passé d’affrontements politiques. Il rassemblait des individualités qui, sinon, ne se seraient jamais unies dans un projet commun.

    -La deuxième conclusion se rapporte à la pertinence du modèle associatif mis en œuvre par les sociétés bibliques sur le plan local. La composition de celle de Marsauceux montrait une tranche vive de la société de l’époque de la Restauration : une fille de grand notable, une rescapée de la Révolution, une maitresse d’école et des femmes venues peut-être en sabots. Elles avaient toutes théoriquement la même voix, même si dans la réalité il en allait bien autrement. Mais, en cette époque de régime politique censitaire, même dans la composition des consistoires protestants, les sociétés bibliques auxiliaires représentaient peut-être les première approches démocratiques locales mises en oeuvre à Marsauceux.

    -La dernière conclusion concerne cette fois l’histoire des femmes. Car ces dames et ces jeunes-filles, si différentes mais rassemblées autour d’une même foi et d’un même Livre, découvraient, sans doute pour la première fois, qu’elle pouvaient décider quelque chose ensemble dans un domaine qui était directement spirituel[8].

Jean-Yves Carluer

Pièce jointe : composition du bureau de la société biblique auxiliaire de femmes de Marsauceux en 1826 :

Mlle Maria Waddington, à Saint-Rémy, présidente,

Mmes Née, née Hébert, à Marsauceux, vice-présidente ; veuve Gatfée, née Dufait, institutrice à Marsauceux, secrétaire ; Paul Piron, née Clotusse, trésorière ; Louise Margat, née Debu ; Pinard, née Déthuile, de Dreux, assesseurs ; Champagne, née Piron, Guille, née Bouillot, censeurs ; Madeleine Cholet, Madeleine Margat, Mlle Marie-Gille-Joséphine Piron, collectrices[9].

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[1] Le récit de la constitution de la société auxiliaire est relaté dans le Bulletin de la Société Biblique Protestante de Paris, mars 1824, N° 23, p. 405.

[2] Scipion Virginie avait comme parrain Scipion (Louis-Henri-Scipion) de Grimoard de Beauvoir, comte du Roure (1763-1823), issu d’une famille protestante passée en Angleterre qui avait fait fortune aux Antilles. Revenu en France, Scipion du Roure s’engagea en politique, d’abord dans le camp libéral puis au sein du courant populaire. Il devint une personnalité de la Commune de Paris, membre de la section du faubourg Montmartre et président du conseil municipal. Proche du pasteur et conventionnel Julien de Toulouse, il finançait Hébert et le journal Le Père Duchesne. Ses adversaires voyaient en lui un agent britannique. Il échappa à la guillotine. Proscrit en 1799, il mourut à Londres en 1823 (Bernadette Ramillier, La vie aventureuse de Scipion du Roure, L’Harmattan, 2013).

[3] G. Lenotre, Vieilles maisons, vieux papiers, éd. 1960, t. 2, p. 334.

[4] Henri Lehr, La Réforme et les Églises Réformées dans le département actuel d’Eure-et-Loir, Fischbacher, 1912.

[5] Bulletin de la Société Biblique…, N° 23, p. 405.

[6] Dictionary of National Biography, vol. 52, notice W.A. Shirley.

[7] La paroisse de Marsauceux faisait partie des trois seules Églises francophones citées comme ayant des réunions d’édification spirituelle un soir par semaine lors des Conférences pastorales d’avril 1841 ( Le Lien, 1841, page 145).

[8] En ce qui concerne les œuvres sociales féminines, voir Céline Borello (dir.), Les œuvres protestantes en Europe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Histoires », 2013, 329 p.

[9] Société Biblique Protestante de Paris, Rapport de 1826, p. 151.

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