Un îlot sans alcool près du Vieux Port

La Maison des marins de Marseille (1855-1863).

     Le pasteur John Mayers demeura près de 10 ans à Marseille. Nous avons dit qu’il cumulait les fonctions d’aumônier continental britannique et de responsable de l’antenne locale de la Société des Marins de New-York. Le premier fruit de son ministère a sans doute été la fondation du Sailor’s home (maison des marins) ouvert près du Vieux dock.

   A vrai dire, le révérend britannique ne pouvait s’en occuper personnellement. Le gestionnaire était un auxiliaire laïc, à la fois évangéliste, hôtelier et gardien d’un petit immeuble. Cette tâche essentielle fut confiée en 1855 à Arthur Canney jusqu’à ce qu’il soit, trois ans plus tard, consacré comme pasteur.

     Les rapports du Rev. Mayers à la Société-mère de New-York nous livrent quelques lumières sur la réalité quotidienne de ce qui a été la première Maison des marins des côtes de France. Une bonne vingtaine de matelots y trouvait asile quand l’établissement était considéré comme complet, ce qui arrivait souvent. On s’y entassa même en quelques occasions. Le Sailor’s home recueillit par exemple en mars 1855 les 37 hommes d’équipage du vapeur britannique le Petrel incendié en mer alors qu’il faisait route vers la Crimée. Cette même année l’établissement marseillais servit également d’asile aux survivants du Northern qui avait fait naufrage non loin du port[1].

Port Marseille

Forêt de mâts autrefois à Marseille…

    La plupart des pensionnaires étaient de nationalité britannique, ce qui est logique car les navires venus d’Outre-Manche prédominaient largement à Marseille si l’on met à part les années de la guerre de Crimée. Le gouvernement de Napoléon III avait alors affrété des clippers venus de la Côte Est participer aux transports logistiques. On trouvait également des Norvégiens et des Allemands sur les quais.  Si les matelots américains sont en minorité relative, le rôle du Sailor’s home est pour eux décisif. Contrairement aux Anglais, les armateurs des USA avaient l’habitude de faire débarquer l’intégralité de leurs équipages à l’escale de Marseille. Les marins du Nouveau Monde s’étaient taillé-là une solide réputation de buveurs, de noceurs et de bagarreurs.

     Ce n’était heureusement pas le cas de tous, car, comme le faisait remarquer John Mayers, une proportion significative des gens de mer américains ne touchait désormais plus à l’alcool. Les « Réveils » de Nouvelle Angleterre, tout comme l’action des Béthels présents dans la plupart des hâvres côtiers, avaient poussés un certain nombre de matelots à prendre des engagements d’abstinence. Le sailor’s home devenait pour eux un second foyer, d’autant que les pensionnaires pouvaient y rester jusqu’à deux ou trois semaines lorsque les escales se prolongeaient. Un certain Pierce, par exemple, originaire de Fall River, y passa un temps considérable.

En escale à Marseille…

     Le gardien de l’établissement organisait chaque jour dans l’établissement un service religieux axé sur le chant et la lecture de la Bible. Le pasteur Mayers y passait également tous les jours. L’examen des rapports qu’il fait remonter vers la société de New-York témoigne de la stratification sociale habituelle à la marine de ce temps. Les capitaines sont logés en ville, souvent d’ailleurs en compagnie de leurs épouses. Il semble assez habituel, du moins chez les officiers que côtoie le pasteur Mayers, que des femmes suivent leur mari à bord et à l’escale. Ces couples fréquentent le dimanche la chapelle anglicane du consulat britannique : « Captain M. and his wife », du Texas, « Capt. Mitchell and his wife » du Florence, etc… La ségrégation est plus sociale que raciale, car les marins afro-américains se mêlent à leurs autres compatriotes du sailor’s home.

     Au cours de ces années, le pasteur Mayers a l’occasion de relater plusieurs récits de conversions de marins, mais qui interviennent surtout en un autre lieu caractéristique de son ministère, l’hôpital de Marseille qui accueille malades et blessés.

    La réussite du Sailor’s home ne pouvait que susciter les plaintes d’un certain nombre de tenanciers locaux, inquiets de cette « concurrence » ! La crise intervint au cours de l’année 1857. Laissons le pasteur Mayers la raconter :

     « Quelque dix ou douze accapareurs[2], propriétaires des pires bouges et tavernes à alcool adressèrent une pétition au préfet pour obtenir la fermeture du sailor’s home. Ils considéraient que leur commerce avait été sérieusement affecté et impacté négativement par son ouverture parce que la plupart des gens de mer préféraient maintenant s’y installer. J’ai rencontré hier accidentellement le commissaire de police de notre arrondissement qui avait justement reçu du préfet la mission de faire la lumière sur la plainte. Il me pria d’entrer dans son bureau et me lut son rapport. Il concluait que le sailor’s home avait été fondé par un ecclésiastique anglais dans le but d’apporter une aide morale aux marins et de les protéger contre l’intoxication alcoolique et les manœuvres pratiquées dans les bouges locaux. Il y avait lieu, en conséquence, de considérer l’établissement comme une œuvre d’intérêt public. Ainsi ces gens avaient été pris à leur propre piège« [3].

Jean-Yves Carluer

[1] The Sailor’s Magazine, 1855, p. 369.

[2] publicans dans le texte original.

[3] The Sailor’s Magazine, 1857, p. 345-346.

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